Thèmes et Visuels Copyright Livia666, [> Non disponibles en download ni libre service. Respectez les commandes des administrateurs de forums, merci !
Thèmes et Visuels Copyright Livia666, [> Non disponibles en download ni libre service. Respectez les commandes des administrateurs de forums, merci !
AccueilAccueil  Dernières imagesDernières images  RechercherRechercher  S'enregistrerS'enregistrer  ConnexionConnexion  



 
-55%
Le deal à ne pas rater :
Coffret d’outils – STANLEY – STMT0-74101 – 38 pièces – ...
21.99 € 49.04 €
Voir le deal

Partagez

Histoire Crow

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas
Archange ~ L'Enfant Blanc. [PNJ]
Messages : 57
Date d'inscription : 16/09/2009

Feuille Test
Test:
barre test:
Histoire Crow Left_bar_bleue10/10Histoire Crow Empty_bar_bleue  (10/10)
Livia666
Livia666
Histoire Crow Empty
Message Histoire Crow I_icon_minitimeSam 9 Oct - 15:29

Histoire Crow 1010090330121001816893491
**
Actuellement
06 Novembre 2012


« A toi, le détenteur de ma mémoire. Petit rossignol chantant dans le noir. »


« Je suis né dans un endroit étrange. Ma naissance en elle-même est une hérésie.
Je ne sais pourquoi les choses furent ce qu'elles ont été. Peut-être aurais-je préféré n'en avoir au fond aucune idée.

De nombreuses pièces de puzzle représentent mon existence seule. Je suis le fruit du hasard plus que d'un quelconque destin. Ce n'est pas comme si l'on avait voulu de moi.

Il était une fois... »


Histoire Crow 1010090330111001816893486

**
253 ans avant ces évènements.
1759



Le Chat de Cheshire, puissant Originel à la folie macabre avait mentit bien des fois à bien des êtres. Il ne pensait sérieusement pas qu'il mentirait un jour à son Pendant Éternel.
Ca n'avait pas été réellement une erreur. Il était si seul... Depuis tellement de millénaires. Il doutait de Le retrouver un jour, lui, son Autre, son Double. Bélial, le Chapelier Fou.
Il était destiné à lui et lui seul. Parce qu'ils étaient identiques et opposés tout à la fois. Parce qu'il ne pouvait en aimer un autre. Mais, il était las de courir après un espoir incertain, ne sachant même pas vraiment si Bélial se réincarnait, s'il n'était pas depuis longtemps éteint, reposant dans quelque coin de ce monde, intouchable. Il ne restait que le fil ténu de la pensée qu'il sentirait sa mort. Qu'il ne pourrait que disparaître. Le monde avait tellement changé depuis des millions d'années. Il avait parcouru tant de chemin, dans tellement de vies, flammes éphémères si courtes pour lui qui était condamné à chercher et errer jusqu'au jour béni où il Le reconnaîtrait.

Pourtant, il arriva une chose que Cheshire lui-même n'avait pas vraiment prévue. Parfois, l'existence peut faire de drôles de farces, plus souvent tragiques que comiques.
Las d'exister alors que ce qu'il avait connu n'était plus que des ruines, ne laissant que des Anges dégénérant peu à peu, éloignés des êtres qu'il avait connu jadis lorsque le monde n'était pas encore monde, le Premier Ange échoua par hasard dans une région reculée de l'Ecosse.
Sa venue cella le destin d'un jeune Archange écossais qui gérait le flux d'âmes de cette région. Un Archange n'était jamais que la dégénérescence des êtres tels que lui. Celui-ci vivait dans une abbaye à demi en ruine, l'une des ailes réhabilitée pour une vie convenable et tranquille, sans histoires.
Errant, le vieux fou de Chat de Cheshire y trouva refuge pour la nuit, rencontrant Amiel, petit Archange solitaire dont la beauté douce, son air perdu, le touchèrent. Il se lia à cet être sans vraiment comprendre pourquoi est-ce qu'il le faisait. Comment est-ce qu'une telle chose avait pu arriver ?

Cheshire rompit alors son Serment Secret. Il s'attacha à cet être le temps d'une vie à la brièveté d'éphémère. Le temps que deux enfants naissent. L'un fut porté par Cheshire. Le second par Amiel. Ils naquirent à une heure d'intervalle. Lorsque finalement, le dernier des deux enfants poussa son premier cri, le vent se mit à hurler dans le ciel noir, le fracas de la tempête résonna autour d'eux, les arbres se couchèrent et Cheshire, haletant de la délivrance de son unique enfant jamais porté, sût qu'il venait sans doute de commettre son plus grand pêché. Les conséquences, un instant, firent peur à cet être sans âge. Et, alors que les affres de l'accouchement achevaient de les épuiser, Cheshire, tenant dans ses bras le petit être qu'il venait de mettre au monde, songea que cette faute attirerait sur son unique descendance de terribles conséquences. Il le sentit au plus profond de lui. Rien de bon ne serait offert à sa lignée. Une lignée maudite.

Mais il était désormais trop tard pour reculer. Le Premier des Anges, fut meurtrit réellement pour la première fois depuis des millénaires, pour la première fois depuis qu'il était mort, renié par les siens, dans la rouge poussière de l'Entre-Monde sans plus aucun espoir de retrouver Bélial.
Alors, peu après la naissance de leurs fils, l'Originel raconta ce qu'il était, confiant à l'unique père de ses enfants le secret de son existence.
Amiel perdit ce jour-là bien des illusions. Pour lui-même... Mais également pour sa descendance. Il avait reçu de plein fouet la malédiction étrange qui s'était abattu cette nuit-là : son âme n'était plus immortelle. Il n'était plus un Archange et ne se réincarnerait plus. Sa mort serait définitive. Les pouvoirs de Cheshire ne pouvaient défaire ce qui avait été fait, à moins que ce dernier ait mentit, qu'il ne veuille au contraire sauver son âme, leur âme à tous.

Amiel était-il fou ? Sans doute assez pour aimer Cheshire, Premier des Anges. Assez pour supporter l'idée de ne le recroiser dans aucune vie, pour conserver des pouvoirs d'Archange pour une durée de vie mortelle. Assez pour exposer leurs enfants à cette même particularité impitoyable. Ni des Anges. Ni des Archanges. Un peu des deux.

Cheshire mourut dans cette vie-là deux ans après la naissance de son unique descendance, retrouvé pendu dans le cloître de l'abbaye par son compagnon. Suicide poussé par sa culpabilité ? Qui pourrait bien le dire ? Qui pouvait se targuer de connaître réellement les intimes pensées de l'Ange millénaire ainsi que ses secrets desseins ?
Amiel, obnubilé de cette mort, hanté de cauchemars à l'image de celui qu'il avait aimé sombra dans les abysses de la folie.

Azraël et Lumiel étaient deux enfants étranges. Pouvaient-ils être normaux en étant la directe descendance de Cheshire ? Mauvaise engeance et mauvaise graine. Pas bien méchant, c'était plus insidieux que cela. Inséparables, les deux enfants grandirent dans cette étrange atmosphère, une abbaye à demi en ruine au milieu de la lande écossaise battue par le vent, coupée de tout. Près des lieux grandioses s'élevait une vieille église de plusieurs siècles, posée dans son écrin de verdure.
Et au niveau du chœur de cette dernière, entre le lierre qui déchaussait les pierres et recouvrait certains piliers, masquant les pieuses icônes, reposait le corps mortel de Cheshire déserté de l'âme immortelle. Une tombe de pierre ocre et grise où n'était gravé qu'une étrange lettre enluminée d'entrelacs. Un C.
Les enfants venaient souvent jouer autour du tombeau, éclairé de tâches colorées venant des vitraux cassés, les vieux visages de pierre, austères, les fixant avec rigidité.
Ils vivaient coupés de tout, le premier village était à plusieurs kilomètres et leur père encore en vie ne s'y rendait que pour les ravitailler. Il enseigna lui-même la lecture, le calcul et la marche du monde aux deux bambins aux cheveux roux, Azraël possédant des yeux noirs et ressemblant presque trait pour trait à Cheshire, Lumiel possédant des yeux verts, miroir de son frère, mais légèrement plus grand et plus hâlé. Il était malaisé de les différencier pourtant.

Dix ans étaient passés depuis l'étrange rencontre de Cheshire et d'Amiel. Ce dernier se sentait peu à peu se faner, en proie à la souffrance insidieuse de la perte de l'Originel. Enfermé durant des heures dans sa chambre, il écrivait sans relâche, négligeant ses fils, sa propre santé. Tout Archange qu'il avait été, il se sentait mourir à petit feu, ses cheveux blanchissant alors qu'il n'avait que trente ans. Il perdait de sa substance, se laissant glisser vers les Ténèbres, sachant qu'elles n'auraient pas de fin. Que tout finirait sur son dernier souffle.

Lumiel et Azraël grandissaient, ne se quittant jamais, toujours main dans la main, dormant ensemble et ne vivant que pour l'un et l'autre, n'incluant dans leur monde que leur père et le tombeau mystérieux duquel ils ne savaient rien. Mais il n'était pas rare de les trouver endormi sur le granit froid, leurs doigts posés sur l'enluminure.

Et puis, un soir, alors qu'ils rentraient d'un de leur jeu, leur père fut introuvable. Nulle trace de lui dans l'abbaye. Ils cherchèrent, appelèrent, pleurèrent et supplièrent.
Quand, à bout de pleurs et de peur, ils se rendirent vers le tombeau abrité par l'église, ils y trouvèrent enfin Amiel. Ses cheveux prématurément blancs et le visage habité d'une paix qu'ils ne l'avaient jamais vu arborer en dix ans. Mort. Ses poignets ouverts avaient répandu un sang opaque bientôt coagulé sur la pierre, s'incrustant dans les arabesques et le C gravé à jamais comme seul témoin d'un amour étrange aux conséquences qui marqueraient de nombreuses vies au fer.

Les choses auraient pu devenir compliquées pour les deux enfants de douze ans. Il n'en était rien. Et, près du cadavre de leur père, leurs mains se lièrent, leurs ailes encore enfantines sortirent de leurs corps, leurs longues plumes couleur de ciel nocturne, piquetées de mouchetures blanches s'emmêlèrent et ils se jurèrent d'une même voix de ne jamais, jamais se séparer et de protéger la Tombe.

Ce n'étaient que des enfants. Mais ils avaient trop de raison de se cacher du monde. Le monde les séparerait. Le monde les broierait.
Ils entèrent leur dernier père, dans le petit cimetière de l'Eglise. Ils nettoyèrent l'étrange tombeau dont ils ne savaient encore rien. Le rouge carmin ne partit jamais et devait incruster pour toujours les gravures de la pierre.

Ils découvrirent, peu de temps après, la liasse de feuillets laissés par leur père. Les mémoires d'Amiel. La vérité, terrible, leur sauta à la gorge, arrachant les derniers lambeaux d'une innocence qu'ils n'avaient jamais réellement possédé. La vérité, nue, crue et laide abîma les derniers lambeaux de leur raison.
Ils avaient reçu la folie en héritage. Impitoyable présent.

Les années passèrent. Ils vécurent ainsi, à l'instar de leur père, loin des turpitudes du Monde. Et l'amour grandit avec eux. Ils n'étaient ni Ange, ni Archange, héritiers uniques de Cheshire. Ils avaient un Pendant, quelque part. Mais ni l'un, ni l'autre ne voulaient le rencontrer. Ils se vouèrent un but : ne jamais, jamais laisser leur lignée s'éteindre. Ne jamais briser la chaîne unique des fils mortels du Chat. Sans doute étaient-ils trop gonflés de l'orgueil de leur ascendance. Ils aménagèrent l'abbaye de manière plus poussée, lui rendant, à force de travail, un peu de sa gloire sévère d'antan. Ils firent de ce lieu l'écrin de leur famille naissante.
Car Azraël était enceint. A dix-sept ans, le jeune homme accoucha d'un fils portant deux yeux verts et les cheveux roux. Deux toutes petites ailes bleues mouchetées de blanc dans son dos.
Trois ans plus tard, ce fut Lumiel qui donna naissance à son tour à des jumeaux.

La lignée se développait, soudée autour du tombeau recelant le corps mortel depuis longtemps poussière du Chat.
Azraël et Lumiel poursuivirent l'œuvre d'Amiel, racontant leur propre histoire à la suite de la Genèse à leur existence, élevant leurs trois enfants afin que jamais, jamais, ils ne puissent manquer au dernier souhait de Cheshire.

« Une nuit, il est venu à moi. Je sentais sa peine et la mienne n'était qu'un grain de sable comparé aux flots de sa douleur. Il était si ancien et moi, dégénérant lentement depuis cette terrible nuit, je ne pouvais que l'aimer. Il me prit dans ses bras. Ses yeux verts étaient hantés de tellement de fantômes. De vies que je n'imaginais même pas. Il me paraissait incommensurablement vieux, mais si puissant, si fort, que je ne pouvais me détacher de lui. Alors, il s'assit à mes côtés, me disant qu'il m'aimait d'une voix si tendre que les larmes me montaient aux yeux. Qu'il m'aimait mais que cet amour n'était qu'un fétu de paille dans l'océan de celui qu'il vouait à l'Autre. Bélial, le maudit. Lui qui était le Premier Pendant. L'Unique de l'être que j'aimais de toute mon âme. Il me dit aussi que les enfants que nous avions portés étaient plus précieux que tout au monde. Qu'ils étaient ses fils. Son unique descendance. Qu'il souffrait mille morts à l'idée que nous soyons mortels, alors que lui était condamné à se réincarner inlassablement, poursuivant une quête en laquelle il avait perdu toute foi. Et que son unique Vœu était que jamais notre lignée ne se brise.
C'est ce que je lui promis cette nuit-là, bien que je ne connaisse pas le moyen d'honorer ma promesse.
Le lendemain, je trouvais le corps pendu de celui qui était tout pour moi. Je compris alors que je ne pouvais honorer ma promesse que d'une seule manière. En laissant à nos fils le moyen de trouver celui que leur cœur choisirait, et qu'ils procréent à leur tour.
Je n'aurais de cesse, jusqu'à ce que la mort me fauche, de prier afin que la malédiction ne leur survive pas. »

Histoire Crow 1010090330111001816893487
**
112 ans plus tard.
1871


« Paaapaaaaa ! » hurla l'enfant aux cheveux roux et aux yeux noirs débordant de larmes en se précipitant dans les jupes de son paternel. « Ren y m'a tapé ! »
L'homme soupira légèrement en levant le nez des feuilles reliées qu'il lisait pour la énième fois, remontant ses lunettes sur son nez, ses yeux verts examinant le bambin d'un œil sévère, légèrement réprobateur, mais paternaliste.
Il sortit avec le petit sur ses talons, traversant l'abbaye pour rejoindre le cloître où Renan, son troisième fils discutaient avec son aîné, Ciel.
Les deux adolescents grimacèrent en voyant leur père arriver et cachèrent rapidement le cigare qu'ils fumaient en cachette sous leurs pieds.
Et merde.

« Il fallu bien un jour nous rendre à l'évidence. Nous étions une lignée consanguine, vouée à une extinction rapide. La mort par suicide était plus souvent notre lot qu'à quiconque. Et lorsque nous ne nous donnions pas la mort, celle-ci nous volait la santé, nous rendant fragiles et vulnérables.

J'ai d'abord haït ces vieux feuillets transmis à chacun d'entre nous. Cette trop lourde et trop longue histoire, je la détestât en la découvrant à mes 12 ans, ainsi qu'il est rituel depuis plus d'un siècle. Chacun d'entre nous à pour tâche de continuer l'Histoire de notre famille afin qu'elle ne sombre jamais dans l'oubli, combien même nous aurions échoué et qu'il ne reste plus qu'un seul d'entre nous encore debout. Ce sang sacré qui coule en nos veines ne doit jamais être abâtardit.

Malheureusement, les vœux de mes aïeux successifs ne se sont jamais réalisés. Nous sommes et seront toujours une lignée bâtarde, ni Angélique, ni Archangélique.

Seul le souhait de Cheshire fut respecté. Le poids de nos propres pêchés tire notre famille à sa ruine, certainement. Mais ce souhait, j'en suis cette fois le garant, malgré mon dégoût.
Parce que j'ai cru voir en cet être roux aux yeux noirs, à l'aile squelettique, l'une des réincarnations de notre Père Originel. Je l'ai vu rôder quelques fois non loin, comme un fantôme qui s'attarderait un peu à contempler ce que nous sommes. J'aurais souhaité qu'il vienne me parler, lui dire tout ces mots qui se pressent à mes lèvres, toutes ces questions encore sans réponses, mais, alors même que je parvenais à m'élancer, à courir vers lui, il déploya sa seconde aile, celle qui était du blanc le plus pur et le plus parfait en ce monde et s'envola avant que je puisse seulement parvenir à ses côtés. Je ne le revis plus jamais. Mais cette silhouette lointaine me rappelle bien souvent ma mission.

J'ai moi-même donné deux enfants à mon frère, né de mon oncle. J'ai également adopté comme mon fils, Ciel, l'orphelin du frère de mon oncle (nous sommes actuellement trois familles dans l'abbaye. Une seule famille pourtant.)
Il est dit qu'il n'existe pas de pêché plus grand que d'aimer son frère ou un membre de sa famille. Je fus croyant, voyez-vous, enfant. Car je n'avais alors pour compagnie qu'une Bible pendant de longues années. Une Bible et Camille, mon frère adoré. Nous nous ressemblons comme deux jumeaux alors que nous avons un an de différence. Il m'a aidé à supporter cette vie. La solitude de l'abbaye est parfois bienheureuse, parfois insoutenable. Il est tout pour moi. Je sais qu'il mourra bientôt. Sa santé est fragile, il a hérité du mal de nos ancêtres, sûrement aggravé par notre consanguinité à tous. Depuis quelques temps, il est obligé de rester alité, et je l'ai pourtant trouvé hier, étendu sur le tombeau de Cheshire. Ses ailes bleu nuit et blanches, si semblables aux miennes étaient étalées sur la pierre froide, tombant sans vie. Les mouchetures si délicates, pareilles aux étoiles brillaient merveilleusement sur l'ombre de ses plumes et son visage délicat reflétait une grave sérénité. J'ai peur de le perdre. Peur de continuer la route seul.

La malédiction pèse bien trop lourd. C'est un tribu trop cruel pour nous, qui n'avons pas demandé à en être victimes. Simplement parce que nous sommes le fruit du Pêché de Cheshire et d'Amiel. »

**
« Papa est mort cette nuit, encore un que l'on enterre. Et les cloches résonnent à toute volée jusque dans ma tête. Carillonnent, s'envolent. J'ai si mal. Pourquoi notre famille porte-t-elle toute cette ruine, pourquoi s'en drape-t-elle comme d'un suaire macabre ?
Je hais Cheshire. Je le hais du plus profond de mon âme. Je le hais de faire de nous ces monstres. Ces clones, ces copies consanguines.
Soit maudit Cheshire, si un jour tu dois poser tes yeux impies sur La Mémoire répugnante de ta lignée. Sache qu'un jour, tu payeras ton lot, au centuple, de la douleur que tu as causé. Et toute ton éternité ne sera pas suffisante pour supporter de ressentir le chaos de ce siècle de souffrances. »

Ciel regarda la voûte céleste, puis l'abbaye plongée dans le noir pour quelques minutes encore. Quelques minutes avant le Chaos.
Un sourire malsain étira ses lèvres pâles. Et soudain, la vitre de sa chambre vola en éclat alors que l'incendie commençait son œuvre, ravageant les preuves.
Tous le penseraient mort. Il avait si parfaitement joué la comédie, tout ce temps. Si parfaitement fait semblant de marcher dans leur folie collective.
Le temps était venu pour lui de partir. Puisse-t-ils tous brûler en tentant de sauver La Mémoire des flammes.
Il était probable que personne ne remarquerait avant un moment les lignes ajoutées aux feuillets de leur histoire commune. Et que tout le monde cracherait sur sa prétendue mémoire pour avoir ainsi blasphémé. Mais personne ne se risquerait jamais à ôter une seule ligne de cette longue histoire écrite par tous qu'ils destinaient au jour où Cheshire reviendrait.

Ciel ne regarda pas en arrière alors qu'il se fondait dans les ombres de cette nuit sans lune alors que les premières lueurs de l'incendie de l'abbaye teintaient le ciel d'une couleur de sang.

Il ne vit pas l'être Immortel perché sur un arbre comme un étrange oiseau dépenaillé sourire en le voyant fuir.

**
51 ans plus tard.
1922



La Grande Guerre faisait rage, mettant peu à peu le monde à feu et à sang. Cependant, dans ce coin reculé de l'Ecosse, au cœur de l'étrange abbaye si souvent évitée et fuie par le commun des mortels, l'existence de l'étrange lignée se poursuivait. Ignoble et édifiante. Les demi-Archanges maudits étaient environs une dizaine à vivre, les uns avec les autres. Les uns sur les autres.
L'on venait tout juste de finir de retaper à neuf l'aile ouest qui avait brûlée la première lors du Grand Incendie. La Mémoire avait été sauvée de justesse cette nuit-là. Et le nom de Ciel le Parjure avait été rayé de l'Arbre des descendants de Cheshire, dont les ramifications malsaines puisaient leurs sources en Azraël et Lumiel, les Premiers Enfants.

Une goutte de sang s'était échappée sans que nul ne puisse savoir si le jeune homme était mort la nuit du Grand Incendie.
Un suicide de plus, juste plus destructeur, dans cette équipée macabre d'une famille Maudite.
La Guerre ne les avait pas touché, pour la simple raison qu'aucun d'eux ne seraient jamais réquisitionné. Leurs pouvoirs conjugués tenaient éloignés les curieux et les Humains, de même que les Anges de moindre envergure.
Le Sang de Cheshire était trop précieux pour être versé pour une patrie qui n'était pas réellement la leur.

« Je suis Gilraen, gardien actuel de La Mémoire. Mes Frères et moi-même nous employons à ne jamais briser la si précieuse lignée de Cheshire. A ne jamais parjurer notre Père. Nous l'avons juré sur le Tombeau.
Je suis fier en ce jour, car mon premier Fils est devenu lentement ce que je souhaitais ardemment. Il possède les yeux charbon du Père Originel et la rousseur de ce dernier. Il est parfait. Copie conforme de ce portrait ancien tracé jadis de la main d'Amiel. A l'exception bien sûr de ses ailes, car celles de Cheshire ne pourront trouver de semblables et qu'il possède dignement celles de notre famille. Il a la finesse des traits de notre ancêtre à tous. La délicatesse de ses membres, l'ovale anguleux de son visage, l'amande de ses yeux.
Il n'a que dix ans. Mais lorsqu'il prendra connaissance de La Mémoire, il saura alors combien je suis infiniment fier de lui. Moi même je suis plus proche d'Amiel que de Cheshire mais cela m'est égal au regard de l'orgueil que m'inspire mon aîné, Eirinn.
Peut-être l'esprit de l'Immortel l'a-t-il frôlé de ses ailes pour faire de lui son égal. Peut-être pourrait-il même défaire la Malédiction, qui sait ?
La jalousie de mes chers Frères est une drogue puissante. Je ferais d'Eirinn notre plus beau joyau, le fruit délicat de l'Amour de Cheshire. Alors peut-être nous reviendra-t-il. »

Cheshire soupira en regardant les enfants faire une ronde dans la cours d'école maternelle, tournant autour de Price, ce dernier riant de leurs jeux. Un sourire attendris le prit en observant le petit.
Petite goutte de son sang, si diluée. Précieuse petite vie fragile comme la flamme d'une chandelle.
Un jeune Ange brun passa à côté de lui en lui jetant un coup d'œil réprobateur. Il fallait bien dire qu'avec son pantalon trop large tombant sur ses hanches maigres, son tee-shirt informe et sa bouteille de cognac, il avait l'air d'un clodo quelconque. La perruque blonde qu'il portait évitait qu'il soit trop reconnaissable. Il se méfiait. Il ne savait pas si le père angélique de Price était au courant du Secret. Petit fils de Ciel, Price avait pourtant hérité de plus de traits de son autre branche familiale. Il était plus grand, plus massif, brun. Si différent en vérité.

C'était très bien ainsi. Tellement mieux ainsi.

Price couru vers son père, se pendant à sa jambe en riant tandis que la cloche de fin des cours sonnait. Cheshire sourit une nouvelle fois, murmurant doucement dans la brise douce de cette journée d'été, dans la tranquillité d'une Amérique bien lointaine de l'Ecosse.

« Au revoir cher héritier. ».

« Eirinn est mort ce matin. Eirinn est mort... Lui qui était notre Joyau. Cheshire, cher Père, pourquoi nous avoir abandonné ? Pourquoi nous avoir prit mon Aîné ? C'était si brutal. Il était en plutôt bonne santé, malgré de petits soucis de cœur. Rien de grave pourtant. Il jouait dans le pommier. Et il s'est brisé la nuque trois mètres plus bas lorsque la branche à cassé.
Il n'aura jamais lu La Mémoire. Il n'aura jamais pu porter l'espoir que tu l'aimes comme tu as aimé Amiel. Oh Père, adieu, je ne pourrais supporter plus longtemps son départ... Et pardonne-moi de ce cuisant Échec. Nous t'aimons tant, Père... »

Histoire Crow 1010090330111001816893488

**
61 ans plus tard.
1983


Le Temps. Ennemi invisible, lattent, et douloureux. Il avait toujours été l'ennemi principal de la lignée de Cheshire. Eux dont l'espérance de vie était si courte, dont les tares génétiques et celles, mentales, héritées de l'Originel raccourcissaient encore la durée de vie, voyaient le Temps affamé engloutir de nombreux enfants. De nombreuses vies sacrifiées dans l'attente du retour de leur Père à tous. Depuis plus de deux cent ans, la lignée perdurait, verrue immonde cachée de la face du monde.
Ils n'étaient à cette époque là plus que quatre. Deux Frères et deux Fils. Ils avaient enterrés de nombreux Frères et de nombreux Fils cette année là. Les accidents, les maladies et les coups du sort avaient grignoté peu à peu la petite communauté d'une quinzaine de demi-Archanges aux traits si semblables. L'abbaye était tendue de voiles noirs qui claquaient au vent. Les cloches de l'église n'avaient jamais autant carillonné. Le petit cimetière avait vu toute une rangée de nouvelles tombes être ajoutée. Les hommes du village le plus proche frissonnaient d'effroi lorsque les cloches leur parvenaient depuis le lieu reculé où nul ne s'aventurait jamais et que l'on disait maudit.

Ce n'était pas si loin de l'horrible vérité.

L'hécatombe avait volé le sourire des deux enfants de treize et douze ans et l'impitoyable lecture de la macabre Mémoire leur avait ravit leurs derniers espoirs : ils mourraient l'un et l'autre entre ce murs, condamnés à ne jamais connaître rien d'autre que la folie furieuse de la communauté et des deux Frères survivants.

Glaedr, Gardien de La Mémoire par son statut d'Aîné, était un homme impitoyable, que le nature et le hasard avait doté d'un physique étrangement plutôt éloigné de celui de ses semblables. Plus haut, plus trapu, il était borgne d'un œil suite à une maladie contracté plus jeune. Il ne restait qu'une prunelle verte et sévère et des cheveux d'un roux clair, presque délavés.
Fruit des moqueries des autres Fils étant plus petit, il avait développé un caractère tyrannique, sournois. Mais cela ne devait en rien entacher sa détermination à perpétuer le Souhait de Cheshire.

Si Glaedr était brutal d'apparence et ingrat de faciès, le Frère survivant, Laetin, avait la beauté et la grâce d'Amiel comme si l'âme de l'ancien Archange avait soufflé pour sa conception.
Plus jeune de six ans que Glaedr, il était en réalité le fils de l'oncle du père de Glaedr. Antithétique à ce dernier, il possédait un caractère d'une grande douceur, une innocence et une pureté étrange pour lui qui avait grandi dans l'abbaye à l'instar de chacun des membres de la lignée empoisonnée.
Laetin avait en outre les yeux vairons : l'un vert, l'autre noir. La finesse et la grâce de son corps de porcelaine était sans pareille. Ses très longs cheveux d'un roux flamboyant lui donnaient une beauté rare, précieuse.
Glaedr, tout en maudissant le coup du sort qui avait tant décimé la Lignée, ne pouvait s'empêcher de songer qu'ainsi, il n'y aurait nul frère pour lui ravir le corps ravissant de Laetin. Nul rival pour posséder cette merveille, perle née du hasard de la consanguinité.
La santé légèrement chancelante de son Frère renforçait sa délicatesse, comme ces objets faits dans le cristal mais qu'un rien pouvait briser.

Quant aux deux enfants, Iris et Nerine, ils n'étaient fils d'aucun des deux survivants. Ils avaient vu mourir leurs pères, avec une horrible résignation : de toute façon, peu importait qui les avait porté, ils n'étaient qu'une seule et même entité monstrueuse. Ils savaient déjà que, si les adultes mourraient, ce serait à leur tour, à l'instar de Lumiel et d'Azraël, de perpétuer le sang de Cheshire et de recréer la famille intestine.

Mais cette fois encore, un drôle de coup du destin frappa l'abbaye maudite. Drôle de farce sans humour qui ne ferait que torturer un peu plus ses acteurs.

Le hasard, le destin ou bien les manigances de Cheshire lui-même voulurent que Laetin aille cueillir des fleurs dans la prairie avoisinante, s'éloignant très légèrement de l'abbaye, sans jamais dépasser les limites tacites fixées depuis des générations et des générations. Le mercredi était jour de ravitaillement, Glaedr s'était rendu pour faire les courses à la supérette du village à six kilomètres de là.

Et ce jour-là, un grain sable se glissa dans l'engrenage de la routine.
Un jeune américain passait ses vacances justement dans le village le plus proche. Ignorant les avertissements sous-jasant des villageois concernant l'abbaye, il se promena longuement, se dirigeant peu à peu vers l'endroit mystérieux.
Le pouvoir qui tenait jadis les plus curieux à l'écart était si diminué par le manque d'Archanges maudits qu'il arriva finalement à la frontière de cet étrange domaine. Un muret bas de pierres, à demi écroulé, qui ouvrait sur une vaste prairie fleurie où se nichaient l'abbaye et la jolie église recouverte de lierre.
Et au milieu de ce champ de fleurs, sous le soleil radieux, se promenait le jeune homme le plus ravissant qu'il lui fut donné de voir.

Laetin ne vit d'abord pas l'étranger. Ce dernier, subjugué, s'approcha prudemment, hélant le jeune homme en s'avançant dans l'herbe haute.
Comme une biche traquée, Laetin leva les yeux de ses fleurs et vit enfin l'inconnu, une onde de terreur et un mouvement de recul trahissant sa soudaine panique. Il n'avait jamais vu nul autre être vivant que ses Frères et Fils. Jamais au grand jamais les personnes normales ne franchissaient la frontière invisible de leur domaine. Seuls les Gardiens de La Mémoire pouvaient se rendre au village pour les ravitailler, chaque mercredi.
Jamais en plus de deux cent ans une telle chose s'était produite.

Mais, alors que les yeux vairons de Laetin se levaient, il découvrit un jeune homme de haute taille et de stature puissante. Les yeux noirs et des cheveux noirs en bataille. Et l'aura qui émanait de cet être le cloua sur place, foudroyé net. Fasciné. A cet instant précis, alors que l'enfant de Cheshire croisait le regard de l'inconnu, il tomba éperdument amoureux de lui.
Que l'on croit ou non aux coups de foudre, cela venait de se produire de la manière la plus improbable qui soit. Entre deux hommes qui n'auraient jamais dû se rencontrer si l'un des oncles du jeune américain ne lui avait fait parvenir de manière surprenante un testament et assez d'argent pour réaliser son rêve d'aller visiter l'Ecosse.

Le jeune homme, foudroyé du même émoi, se présenta comme étant Marc Weiss.
Laetin, oubliant toute prudence, se laissa approcher, amorça la conversation. Les choses les plus naturelles d'une rencontre lui étaient étrangères. Néanmoins, étrangement, ils avaient l'un et l'autre une grande facilité à se parler, leurs silences étaient confortables et leurs discussions banales mais teintées de regards lourds de sens.

Cependant, Laetin n'oubliait pas l'immense Tabou de la Lignée. Chaque règle de leur famille gravée au fer depuis l'enfance lui fit se sauver, après avoir fait promettre à Marc qu'il reviendrait le mercredi suivant, et surtout, surtout, de ne jamais chercher à le voir directement à l'abbaye.

Glaedr ne soupçonna rien. Laetin, en secret, ne rêvait plus qu'à Marc.

Une semaine passa avec une immense lenteur. Et finalement, ils furent réunis de nouveau en lisière de l'interdite frontière. Un amour étrange et déraisonnable, né sans crier gare les poussaient l'un vers l'autre. Les villageois n'avaient pas voulu étancher la soif de savoir de Marc concernant l'abbaye étrange.

Une relation s'ébaucha alors. Faites de caresses dérobées et d'un premier baiser volé à Laetin. Baiser volé, baiser donné.

Une nouvelle semaine les séparât. Ils se retrouvèrent, plus amoureux que jamais.
Puis une autre encore.

Le Temps ennemi veillait. La date du retour en Amérique de Marc approchait.

« Accompagne-moi, je t'en prie, Laetin. Pourquoi ne pourrais-tu pas venir ? Je t'épouserais. Je te le jure sur ma vie. Je t'aime. Je t'aime tant ! »

Il ne pouvait accepter. Il ne le pouvait. Ce serait compromettre la Lignée déjà mal en point. Ce serait trahir le Souhait de Cheshire. Alors, Laetin, les larmes au bord de ses beaux yeux, enlaça son amant secret et d'un baiser, le fit taire, se donnant à lui de toute son âme, lui donnant, plus que son corps vierge, ce qu'aucun autre Frère n'avait jamais fait : son amour à un étranger.

Le Temps.
Tic. Tac.
Impitoyables engrenages broyant les vies dans leurs mâchoires de fer.
Le Temps et cette Malédiction séculaire.

A bout de supplications, fou de douleur, Marc épuisa son imagination en mille promesses que contrecarra Laetin d'un sourire triste et un mouvement de tête, ses mains emprisonnées dans celles de son amant, de son amour. Non. Il ne pouvait trahir son Père Originel. Il n'en avait pas le courage.

Marc, ivre de douleur, blessé de ce refus s'en fut pour fuir les larmes sur les joues pâles de son aimé, un sourire malheureux traçant sa courbe sur ce visage sculpté par les Anges.

Alors, s'en retournant finalement, Laetin s'en fût sans voir deux choses.
Son amant qui se retournait sous le couvert des arbres. Deux ailes d'un bleu profond piqueté de blanc dans le dos de Marc battaient follement, frénétiquement comme ce cœur brisé d'un refus qu'il ne comprenait pas.
Et Glaedr, l'œil fou de jalousie qui le suivait dans son retour morne, écumant de la plus noire des rages.

Glaedr rattrapa Laetin dans l'église. Ce dernier, sanglotant tout bas, s'agenouilla face au Tombeau de leur Père, murmurant des suppliques à l'adresse de Cheshire, implorant de ne pas le laisser vivre trop longtemps sans Marc, de protéger l'homme.
Devant cette silhouette tremblante qui implorait l'Originel, la folie envahit le second Frère. D'un bond, il fut sur lui, hurlant qu'il savait tout et qu'il avait tout vu. Que Laetin avait déshonoré leur lignée. Qu'il n'était qu'une traînée. Qu'il valait moins que Ciel, le Parjure.
Il le frappa, le gifla, roua de coups ce corps si délicat qu'un autre lui avait pris. Il arracha les vêtements telle une bête, dévoilant la peau de lait qu'il avait toujours désiré. Cette peau souillée par les mains d'un étranger. Les pires malédictions ne lui semblaient suffisantes au regard du crime de son Frère. Et, malgré les cris de terreur de ce dernier, malgré qu'il se débatte, il le viola sur le Tombeau, rendit la justice pour leur Père déshonoré.
Mais, alors que Laetin hurlait, implorant la clémence, tout se figea. Glaedr s'affaissa subitement, retombant comme une poupée de chiffon sur Laetin, le crâne en sang.

Derrière lui, la haute silhouette de Marc serrant fortement une pierre tachée de sang se dessina en contre-jour.

Les deux amoureux se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. S'étreignant furieusement, étouffant dans la violence d'un baiser toute leur détresse, toute leur douleur.
Sans qu'ils en aient conscience, leurs ailes respectives jaillirent, puissantes, semblables comme deux paires jumelles, se mêlant et se caressant infiniment.

Laetin dit oui à tout. Oui pour partir. Oui pour l'épouser. Oui pour aller vivre à ses côtés. Oui. Oui.

Tic. Tac.
Il était pourtant déjà trop tard. Glaedr se releva, chancelant et, sortant de sa ceinture un couteau et, d'un geste ample, agrippa son ennemi par l'arrière et lui trancha la gorge.

Les ailes de Marc disparurent dans l'instant alors qu'il s'effondrait au sol dans un gargouillis infâme, levant des yeux implorants et un peu hébétés vers Laetin.

« La... Lae... »

Ainsi s'éteignit Marc Weiss, arrière-arrière petit fils de Ciel le Parjure, son sang rouge éclaboussant de carmin le Tombeau de celui qui était son ancêtre, sur lequel il ne connaîtrait jamais la terrible vérité. Laetin tomba évanoui, emporté par Glaedr.

Au même instant, une étrange silhouette rousse se faufila hors de la chambre de Nerine, le sang de l'Enfant souillant le plancher. La gorge tranchée comme ce corps sans sépulture jeté hors des frontières du domaine. Œil pour œil. La silhouette décharnée d'une aile squelettique se dessina sur le mur alors que l'être prenait son envol.

L'abbaye se referma au Monde, plus noire que jamais, ses pierres suintant des fleuves de larmes et de sang versés en son sein.
Revenir en haut Aller en bas
https://themes-de-liv.forumactif.org
Archange ~ L'Enfant Blanc. [PNJ]
Messages : 57
Date d'inscription : 16/09/2009

Feuille Test
Test:
barre test:
Histoire Crow Left_bar_bleue10/10Histoire Crow Empty_bar_bleue  (10/10)
Livia666
Livia666
Histoire Crow Empty
Message Histoire Crow I_icon_minitimeSam 9 Oct - 15:38

Histoire Crow 1010090330121001816893489
**
8 mois plus tard.
Juillet 1984


Laetin hurla. Depuis cinq heures, le travail avait commencé, son ventre lourd, parcouru des spasmes des contractions était insupportablement douloureux. Il hurla une nouvelle fois, poussant de toutes ses forces.

A côté de sa tête de lit, Glaedr, imperturbable, le regardait haleter et se cabrer, bras croisés sur son torse massif.
Les Frères devaient donner naissance seuls à leurs enfants. C'était l'horrible coutume. A l'instar de Cheshire et d'Amiel qui n'avait eut à l'époque d'autre secours qu'eux-mêmes et leur instinct, tous avaient mis leurs enfants au monde sans assistance autre qu'un de leur Frère. Parfois la naissance se passait mal et père et enfant mourraient. C'était ainsi et, malgré la peine des autres, ils acceptaient cette fatalité comme la volonté du Père Originel.
Cette-fois-ci, cependant, Glaedr était déterminé à ne pas lever le petit doigt. Pas avant d'avoir vu le nourrisson. Pas avant de savoir : est-ce que la démoniaque semence de celui qui avait ravit celui qui lui revenait de droit avait prit ? Ou bien ce bébé à naître était-il le fruit de ses propres besognes ?
Il avait vu, fou de rage, son Frère tenter de se donner la mort lorsqu'il avait reprit conscience et qu'il lui avait apprit l'assassinat de Marc.
Il ne pouvait pas laisser Laetin mourir alors il l'avait enfermé dans une pièce qu'il avait aménagé afin qu'il ne puisse se faire le moindre mal. Nerine était mort ce même jour. Il ne restait qu'un seul Fils et eux. Si l'enfant n'était pas l'un des leurs, alors la Famille irait à sa perte.
Iris n'avait que quatorze ans. Il n'était pas encore en âge d'avoir un enfant - néanmoins l'idée immonde lui avait germé de mettre enceint le jeune garçon dès qu'il serait mature, vers ses dix-sept ans. Ce serait une solution de plus. Si Iris portait deux ou trois Fils, la lignée serait assurée de nouveau. Néanmoins la solution la plus simple restait que l'enfant qui naissait ne soit pas un monstre de Sang Mêlé.

Laetin s'épuisait. Luttait de toutes ses forces pour expulser son fils. A bout de forces morales et physique, il avait peur, pour une raison opposée à Glaedr : si cet enfant qu'il portait n'était pas celui de Marc, il ne s'en relèverait pas. Il haïssait son Frère, ce monstre, plus que tout en ce monde. Il le maudissait en secret, murmurant les pires malédictions, en appelant à Cheshire, suppliant son Père de l'aider. De tuer cet être qui lui avait pris l'homme qu'il avait aimé dès la première seconde.
Celui qui n'avait cessé de le violer qu'une fois son ventre trop rond et lourd.
Il n'avait même pas eut la force de porter son fils à terme.

Finalement, après sept heures de travail, l'enfant fut expulsé du corps disloqué de son père.
L'instinct prit le pas sur toute autre chose. Le chétif nourrisson, très petit, avait le cordon ombilical enroulé autour du cou. Et une touffe de cheveux noirs, ses yeux noirs et fixes ne regardant rien.
Il ne cria pas.
Laetin, roulant des yeux fous, hurlant une nouvelle fois alors que Glaedr fixait le bébé inanimé avec dégoût. Il sortit en claquant la porte. Que Laetin se débrouille avec son cadavre, qu'il le dévore et qu'il pourrisse avec lui. L'enfant bâtard de la lignée.

Frotter la toute petite poitrine. Souffler. Frotter. Souffler.
Prier. Prier du fond de l'âme, envoyer tous ses pouvoirs de demi-Archange vers cette toute petite chose sans vie.
Insuffler désespérément de l'air dans les tous petits poumons.

« Respire... Je t'en supplie... Respire... Ô Cheshire, mon Père, je t'en supplie... »
Le corps de petite poupée de chiffon était plaqué contre le torse de son père. Un père qui pleurait infiniment.

Mais, alors que tout espoir était perdu, alors qu'il se sentait glisser vers la Folie la plus noire, l'improbable eut lieu.
Un gémissement infime passa les toutes petites lèvres bleues. Si faible, si ténu, que Laetin cru avoir rêvé. Mais...

La petite bouche remua à peine. Le cœur battait, là, présent. Fragile mais au rythme emballé.
Un bruit de pleurs alors que l'enfant prenait sa première inspiration. Il s'agita légèrement.

Lorsque Glaedr revint, le sourire épuisé et terrible de morgue de Laetin l'accueillit.
Le bâtard était en vie.

**
3 ans plus tard
1987


Sa vie était noire. Étrange existence sans réelle clarté. Comme ces insectes qui grandissent dans de noires galeries, aveugles et sourds.
L'enfant de trois ans et demi avait su bien trop tôt qu'il dérangeait. Petit être chétif, il ne parlait pas à l'âge où les gamins babillent volontiers, saoulant les adultes de paroles non-constructives et loufoques. Pas un mot un seul. On l'avait pensé muet, pour mieux continuer à le rejeter.

La vieille abbaye séculaire n'avait pas vraiment changée. Elle demeurait immuable, berceau des pêchés innommables de la lignée de Cheshire. Gardait en son sein noir de vices les secrets coupables de ces enfants de la Folie.
Laetin était mort à son tour, un an après la naissance de son fils, emporté par une vilaine pneumonie. Laissant son enfant seul à la merci de Glaedr et du tout dernier Fils : Iris. Crow n'était pour eux qu'un Bâtard. Un être abject qui ne méritait même pas la dénomination d'enfant.
Pourquoi le dernier adulte n'avait tué ce petit être misérable ? Parce qu'il était un sang-mêlé de Cheshire. Une infime trace de leur Père. Même atténué, cela serait un pêché épouvantable que de nuire directement à la vie de l'enfant. Mais indirectement, c'était toute autre chose.

Les coups, le mépris, la solitude et le manque de nourriture étaient courant pour Adrien, qui, bien trop jeune, dû apprendre à effectuer des tâches domestiques qu'un enfant de six ans n'a pas à faire. Pendant ce temps là, Iris vivait une existence solitaire mais moins morose puisque, en temps que Fils légitime, il ne manquait de rien. Il méprisait Adrien parce qu'il était normal de mépriser un Bâtard, sans pour autant se montrer aussi hostile que son oncle. Il avait conscience qu'ils étaient les trois derniers, la pensée angoissante de la vacuité de leur existence le prenait souvent. Il savait aussi pour avoir eut connaissance de la Mémoire lorsqu'il avait douze ans que Glaedr allait sûrement en venir à lui dire qu'il devrait porter un nouveau Fils. Il avait dix-sept ans et demi. L'âge de la majorité convenu par la vaste Famille. Cette idée lui donnait la nausée.
Mais pour l'heure, Glaedr se consacrait avant tout à la Mémoire. Chose étrange chez un homme aussi brutal, il avait une écriture agréable à lire, un certain talent pour conter, et, plus encore, il aimait écrire, bien qu'il ne le fasse que sur les feuillets du très volumineux manuscrit, dont certaines pages très anciennes étaient soigneusement protégées. Elles étaient après tout écrites de la main même d'Amiel dont l'écriture sibylline et ornementée avec grâce était sans pareille.
Un dessin fait de sa main même représentait avec une grande beauté Cheshire lui-même. C'était des reliques d'une valeur inestimable pour la Lignée. Cette lignée dans laquelle Adrien n'avait pas sa place, tout comme Ciel, Parjure et décédé lors du Grand Incendie, n'avait la sienne, pour avoir renié le Père Éternel avant de s'immoler.

Histoire Crow 1010090330111001816893481
**
4 ans plus tard
1991

Adrien ne parlait toujours pas. Il avait maintenant sept ans. Chétif et maigre, il avait cette allure insignifiante des petites souris. Glaedr avait consentit à lui faire faire des lunettes à force de le voir se cogner et briser des choses. Sa vue était mauvaise en plus d'être muet. C'était un déchet, un rebut pour lui.
Néanmoins, l'enfant muet n'en voulait à personne. En vérité, grandissant dans cet environnement étrange et hostile, il s'y adaptait, tel ces organismes et maladies qui s'habituent aux milieux qui leur sont hostiles. Adrien n'avait pas un mauvais fond. C'était un enfant qui avait appris très vite à être calme, à s'occuper de l'abbaye qui était leur foyer comme un domestique juvénile.
Le petit bout de gosse avait à vrai dire un grand secret qu'il n'avait jamais dévoilé à personne et dont la pensée intime le consolait. Il n'était pas muet. Iris et Glaedr seraient bien surpris de le savoir ! Peut-être qu'il leur dirait, un jour, même s'il n'était pas tout à fait sûr que cela leur fasse plaisir. Ou peut-être que si. Il l'ignorait en vérité et cachait sa voix qui ne sortait que pour gémir des coups de ceinturon reçu. Il était normal que Glaedr le punisse. Il était maladroit et cassait parfois des choses. Ou bien mettait un peu trop d'eau pour les fleurs. Ou salait trop la soupe. Ou bien passait trop de fois devant sa porte. Ou avait mal dosé la lessive pour les draps.

Iris ne le frappait pas et Adrien aimait bien la présence de son aîné – qui était désormais adulte. Même si ce n'était pas réciproque. Alors, pour passer le temps quand on l'enfermait dans sa chambre après une bêtise, il avait caché quelques livres de la bibliothèque familiale sous son matelas et lisait. Il avait appris jeune à lire, plus ou moins instruit à contrecœur par Iris, qui n'aimait guère la médiocrité et l'illettrisme, même chez le Bâtard. Cependant, jamais le jeune homme n'avait été spécialement cruel, ni tendre avec son cousin. Malgré tout c'était vers cette figure plus amicale que le bambin se tournait, cherchant un peu de douceur, sans en trouver réellement. Le jeune homme de vingt-et-un ans était déjà assez occupé comme cela à comprendre pourquoi est-ce que, malgré les besognes fréquentes de Glaedr, aucun Fils n'était encore né dans son ventre toujours désespérément vide ?

« Les choses me semblent être ni meilleures, ni pires. Le temps s'écoule pour moi, aléatoire et incertain. Je garde la Mémoire, y inscrit mes pensées et la vie de l'abbaye. Il y a toujours le parasite. Il n'est toujours pas mort. Bizarre.
Iris me cause du souci. Non content de ne pas porter de Fils, il s'éloigne chaque jour qui passe un peu plus de moi. Il est vrai que je suis vieux, maintenant. Mais c'est un bon jeune homme, digne de nos Père. Il m'a longuement accepté dans sa couche toutes ses années durant. Peut-être sait-il que je me sens bien seul, depuis que Laetin est mort. Mon cher Laetin que j'aimais tant... Je l'ai pourtant laissé mourir à cause du Bâtard – puisse son nom être mille fois maudit. Ce gamin ignoble ne mérite pas de respirer. Certes, il porte le sang de Cheshire et d'Amiel, mais il est souillé, avili. C'est une créature monstrueuse. J'ai vu ses ailes, il possède les même que tous les nôtres, comme pour mieux nous mentir, pourtant ses cheveux et ses yeux sont noirs comme l'Enfer d'où il est issu.
J'ai perdu Eirinn par la faute de ce Bâtard. Notre lignée est en péril. Pourquoi Iris ne porte-t-il pas d'enfant ? Verrais-je la Lignée mourir et bafouerais-je le Dernier Souhait de notre Père aimé ?
Je préfère encore mourir avant de voir cette déchéance. Mais si je dois être le dernier, alors le Bâtard mourra avant Iris et moi. Cher Iris qui se refuse encore et encore à moi... Ne peut-il donc voir que je l'aime ? »

La Mémoire. Source de toutes choses. Source intarissable d'informations qui avait guidé leur Lignée jour après jour depuis plus de deux siècles et demi. Leur bien le plus précieux à tous. Celui que Ciel le Parjure avait en son temps tenté de brûler dans le Grand Incendie.
Glaedr le sentit en rangeant le lourd ouvrage précieusement dans le coffre dont il gardait la clé sur lui à chaque instant de sa vie, le vent tournait. L'orage s'annonçait. Mais leur Lignée n'avait-elle pas fait face à des instants plus terribles encore ?
Après tout, Azraël et Lumiel les Premiers Fils étaient partis du néant afin d'élever cet endroit à la gloire de Cheshire et d'Amiel. Tant que le Tombeau ne sombrait pas dans le noir oubli, alors tout irait bien. Les Cendres du corps mortel de Cheshire n'étaient pas encore dispersées.
Leur Père Immortel reviendrait. Il reviendrait avant la fin et alors il pourrait voir que son souhait avait été exaucé. Au delà de tout, la Mémoire devait perdurer.

**
6 ans plus tard.
Janvier 1997

Un Bâtard ne compte pas. Il avait beau le savoir, cette douloureuse évidence le condamnait à souffrir encore et encore de n'être qu'un rebut d'humanité. Treize ans. L'âge où l'on commence à se rendre compte, sans pour autant sortir crocs et griffes.
Il avait attendu en vain, confiant seulement à la tombe de Laetin son père qu'il n'avait qu'à peine connu et dont il ne gardait aucun souvenir, son désarroi alors que, passé l'aube de ses douze ans, il réalisait que Glaedr ne lui ferait jamais lire la Mémoire, malgré la coutume.
C'était Iris qui avait laissé échapper cela une fois. Le distant et farouche bel homme était irascible mais moins mauvais que son Aîné. Adrien ne savait pas que Glaedr et Iris s'étaient violemment disputés à ce sujet. Il semblait épouvantable au plus jeune homme que l'un des membres de la Lignée n'ait connaissance de la Mémoire, même s'il n'était pas de sang Pur. La dispute s'était envenimée. Depuis une année, Glaedr et Iris s'évitaient avec froideur lorsqu'ils se croisaient.
Glaedr avait décidé pour sa part de déporter sa frustration sur Adrien, les coups de fouet et de ceinture pleuvaient plus dru que jamais, surtout depuis que l'adulte avait découvert que l'enfant pouvait parler.

Adrien avait alors huit ans, et il était assis dans le petit cimetière où reposaient les membres de la lignée, ayant apporté quelques fleurs chipées dans le champ attenant à l'abbaye pour les déposer sur le tertre herbeux où reposait son géniteur. Ce jour là, le jeune homme parlait de tout et de rien avec l'innocence des enfants. Même martyrisé, le gamin restait simple. Innocent. Il racontait à son papa la couleur du ciel légèrement grisonnant, et l'herbe verte, encore humide de l'ondée de la veille. Sa voix fluette tranchait sur le silence tranquille de l'endroit où il aimait se réfugier, près des croix de bois dont certaines, pourrissantes, devraient être bientôt remplacées. Seul un tombeau de granit blanc s'élevait parmi toute cette simplicité, un petit mausolée précieux à la gloire d'Amiel, l'aimé de Cheshire.
Et ce fut cette petite voix fragile, un peu enrouée, qui amena Glaedr à se rendre sur les lieux alors qu'il passait non loin. La rage de voir qu'Adrien se jouait d'eux depuis des années à ne pas parler redoubla sa violence, brisant cette petite voix à force de hurlements de souffrance.

L'enfant avait désormais plus que compris la leçon : un être aussi monstrueux que lui ne méritait pas d'exister. Aussi subissait-il en silence, passif, embrigadé comme tous avant lui dans cette Folie macabre qui berçait le quotidien des descendants du vieux Chat de Cheshire.

Cependant, cette nuit hivernale, alors que le vent soufflait fort, que la neige s'amoncelait contre les vitres, jetée par paquets jusqu'à faire trembler les carreaux sous la violence des bourrasques, tout bascula irrémédiablement.

Adrien achevait de faire la vaisselle. Iris n'était pas descendu de ses appartements, comme depuis des mois – il ne venait à la cuisine que très tard ou très tôt le matin, quand personne n'y était, même si le jeune garçon le croisait parfois, ne s'attirant qu'un regard vague. De la même manière qu'Iris aurait considéré une tâche sur le mur, sans spécialement de haine, ni d'intérêt. Cette indifférence de son aîné lui était pénible, plus encore que les coups et les vociférations coutumières de Glaedr.
Les bruits de la tempête au dehors le firent légèrement frissonner et il remonta ses lunettes rondes sur le bout de son petit nez. La tignasse noire de ses cheveux en bataille tranchait sur la blondeur et la rousseur des autres membres de la Lignée, même s'il avait les yeux noirs de Cheshire lui-même. Il le savait bien, Glaedr le répétait bien assez, il était Impur. Il ne méritait même pas de souiller cette Terre de sa présence.

Le vent fit trembler violemment la porte arrière de la cuisine. Il savait que Glaedr devait être penché sur la Mémoire à l'autre bout de l'abbaye et Iris vaquait certainement à ses occupations dans l'aile opposée. Il était tout seul. Et un enfant de treize ans, demi -Archange ou pas, cela demeure un enfant qui a peur des éléments déchaînés.

Soudain, alors que le jeune garçon reposait la dernière assiette à sa place, il y eut un fracas terrible et la porte verrouillée de l'intérieur s'ouvrit soudainement, projetant des paquets de neige à l'intérieur dans un blizzard glacé. Le vent hurla et Adrien poussa un hurlement éperdu. La terreur le poussa à reculer, heurtant l'évier, tremblant de tous ses membres. Le froid glacial extérieur n'était rien contre celui né de sa panique.
Dans l'encadrement de la porte battant au rythme du vent dont la serrure arrachée pendait en claquant contre le bois, une silhouette de haute taille se découpait, lugubre, terrible.
Adrien hurla une nouvelle fois d'une voix aiguë, trop tétanisé pour bouger, sachant qu'on ne l'entendrait pas. Que personne ne viendrait le sauver. Parce qu'il était le Bâtard et que cet être était un Monstre venu le dévorer pour le punir du Pêcher de son existence !

L'ombre s'avança, franchissant le seuil, occultant presque la lumière crue du plafonnier. Adrien tomba à genoux, le souffle coupé de panique, se mettant à pleurer à gros sanglots d'enfant alors qu'une flaque suspecte s'étendait sur le plancher.
Il allait mourir et était terrorisé.

Mais, alors que l'enfant pleurait, la porte se referma d'elle-même, se réparant sur un geste de la main de l'ombre. Ombre qui sembla rapetisser dans un décor plus banal, devenant un jeune homme à l'âge approximatif, aux cheveux blond-roux en bataille au dessus de son col bordé de fourrure. Ses yeux noirs étaient étrangement semblables à ceux d'Adrien, à cet instant noyés de larmes. Et le visage à la peau laiteuse reflétait une douceur amicale, teintée d'une vieillesse prématurée.

S'avançant dans la pièce comme si de rien n'était, l'être ôta ses gants et posa une main sur la tête de l'enfant, son regard bienveillant considérant le petit être qui était sa descendance.

Et si Adrien n'avait eut si peur, s'il avait eut connaissance de la Mémoire, il aurait su que celui qui se tenait devant lui n'était autre que le très ancien Cheshire. Fruit de tous ses Maux.

« Allons, allons, je ne voulais pas te faire peur, Adrien... »
Le ton était aimable, calme, paternel. Ce petit bout était son héritier, après tout. Sûrement un peu son préféré, aussi.

L'enfant, ivre de peur, renifla cependant, la surprise reléguant la peur panique à un rôle plus secondaire et il leva des yeux noirs agrandis comme des soucoupes vers les yeux similaires de l'inconnu.
« Vous connaissez mon nom ?... »
« Je connais tout de toi, Adrien. Tout ce qu'il y a à savoir. Je suis Cheshire, cher Enfant. »

Adrien serait tombé de saisissement s'il n'avait déjà été assit. Il avait oublié la situation embarrassante dans laquelle il se trouvait tant l'irréalisme de cette déclaration lui donnait à penser.
Finalement la petite voix naïve osa redemander alors qu'il dévisageait avec une curiosité infinie celui qui était leur Père à tous, caché derrière ses larges lunettes.
« C'est parce que je suis Impur que vous venez m'emporter pour me faire disparaître comme oncle Glaedr dit ? »

Le Chat de Cheshire eut un geste impatient de la main, légèrement sec et agacé et il claqua de la langue alors qu'il observait son Héritier.
« N'écoute pas ce que dit ce balourd... Tu es certainement mon préféré d'entre tout ce ramassis d'imbéciles consanguins. Maintenant, écoute-moi, Adrien. Je vais te donner la clé du coffre de la Mémoire. Tu devras aller la chercher. Ne t'arrête pas en chemin. Ne pousse aucune autre porte que celle de la salle d'écriture. Ne parle à personne. Prend la Mémoire, passe dans ta chambre et change-toi, aussi. Prend tes affaires et reviens ici. Mais fait vite, nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous. »

Si Adrien fut médusé de cette demande, il se sentit soudain brûler d'importance pour la première fois de sa vie : le Père Immortel était venu à lui. A lui ! Et il lui faisait une requête !
Finalement la petite main blanche se leva bravement et il saisit la vieille clé en bronze ouvragée, se relevant, rougissant de gêne alors qu'il réalisait qu'il s'était fait dessus de peur, se hâtant après un « Oui Père ! » enfantin, autant pour fuir la situation gênante que pour exaucer la volonté de l'Originel.

Adrien avait été inculqué à l'obéissance et la docilité à coup de fouet et de ceinture – son corps chétif en portait les stigmates irréparables – aussi obéit-il scrupuleusement à Cheshire. Il résista à la tentation de s'arrêter devant la porte d'Iris, passant à pas de loup devant cette dernière, de la lumière filtrant dans l'encadrement. Mais il ne devait pas décevoir le Père, aussi continuât-il habitué à être silencieux et léger, malgré le pantalon qui collait désagréablement à ses jambes. Aucune lumière dans la chambre de Glaedr. Seul un bruit sourd se fit entendre. Poum. Poum.
Adrien se figea mais le bruit s'était déjà stoppé. Se mordillant la lèvre, le jeune garçon continua bravement, ouvrant tout doucement la porte de la salle d'écriture dont la fenêtre ouverte opacifiée par la nuit et la neige n'aidait pas à donner une quelconque clarté.
L'enfant s'avança bravement malgré sa méconnaissance de cette partie de l'abbaye – ailleurs il se serait repéré aisément même dans le noir. Il fit quelques pas, tentant de repérer le lourd coffre massif. Son pied buta contre une chaise qui racla légèrement le parquet en un bruit qui lui parut particulièrement sonore au milieu du silence Adrien s'immobilisa, le cœur battant la chamade, n'osant même plus respirer de peur qu'Iris ou pire, Glaedr, l'ait entendu.
Mais rien ne bougea. Alors, reprenant une grande inspiration, le garçon avança, plus prudemment que jamais, à tâtons.
Finalement les contours massifs du coffre se dessinèrent à sa droite et il serra plus fort la clé donnée par Cheshire, déglutissant en remontant ses lunettes sur le haut de son nez, tâtant le bois cerclé de bronze jusqu'à en trouver la serrure, glissant la clé dans l'ouverture où elle s'inséra parfaitement. Il lui fallut tourner à deux mains la clé pour parvenir à ouvrir, grimaçant et tirant la langue alors qu'un léger déclic se faisait entendre. Soulevant tout doucement le couvercle, Adrien se tendit, s'attendant presque à une alarme stridente ou à être attaqué par une chose indéfinissable. Rien de tel ne se passa, c'était juste un coffre.
Dedans, ses doigts effleurèrent avec respect la Mémoire, l'odeur de vieux papier emplissant l'air alors qu'il la soulevait en peinant un peu devant le poids de l'ouvrage séculaire, le portant précieusement serré contre son torse, tournant les talons, le cœur battant la chamade de la chose terrible qu'il venait de faire.
Mais n'était-ce pas le Père Originel qui venait de lui demander cela ? Cheshire en personne. Cheshire savait ce qu'il faisait. Lui devait lui obéir.

Le reste du trajet fut plus aisé, Adrien se faufilant jusqu'à sa petite chambre, éloignée de celle des deux adultes. Se rinçant rapidement dans la salle de bain grande comme un placard, il enfila vivement des vêtements propres, puis, contemplant avec nervosité la Mémoire gisant sur son lit étroit, le garçon se tortilla hésitant rien qu'un instant. Il avait beau ne pas avoir à se poser de questions vu que c'était le Père qui venait de lui demander tout cela, il ne pouvait s'empêcher d'être effrayé et excité à la fois. La peur de l'inconnu était parfois plus forte que celle d'une routine misérable. Enfin, Cheshire n'avait pas mentionné qu'il l'emmènerait quelque part. Peut-être comptait-il étudier la Mémoire et qu'il le jetterait dehors pour ne pas être gêné par sa présence Impure.
Le gamin déglutit à cette idée avant de secouer la tête. Il verrait bien. Il devait faire ce que Cheshire voulait. Point final.
Alors, rassuré par cette pensée servile, Adrien s'empressa de jeter toutes ses maigres affaires dans un sac de toile. Quelques vêtements, mais aussi et surtout son trésor personnel : deux livres donnés par Iris. « Robinson Crusoé » et « Vingt mille lieues sous les Mers » furent donc mêlés à ses affaires, ainsi qu'un joli caillou blanc veiné de rose ramassé un jour sur la tombe de son papa Laetin. Hésitant à mettre un blouson ou pas, le gamin prit celui-ci dans ses bras, jetant son sac sur son épaule, gardant la Mémoire contre sa poitrine, protégée du blouson et partant vivement de la chambre sans se retourner. Il ne le savait pas encore mais il ne devait jamais revoir ce lieu.

Cheshire l'attendait à la cuisine, assit sur la table, une boîte de biscuits à la main, occupé à mâcher un petit beurre en balançant ses longues jambes maigres. Le manteau fourré ouvert dévoilait un haut noir où s'étalait un gros smiley jaune qui tirait la langue et un pantalon de jean délavé qui moulait ses cuisses maigres. Étrange tenue pour un être mythique.

Lorsqu’Adrien entra, il l'accueillit d'un grand sourire et lança, la bouche pleine :
« Haaaa, te voilà, tu es un bon garçon. Bon. Met ton manteau et donne-moi la Mémoire, on s'en va. »
Incrédule, l'enfant remit le lourd manuscrit et récupéra son manteau, l'enfilant vivement alors que, tenant toujours le paquet de biscuits, Cheshire ouvrait la porte étrangement intacte malgré son entrée fracassante. Dehors, le blizzard était étrangement tombé, ne laissant que l'étendue immaculée de la neige, les congères formées contre les murs de l'abbaye donnant un air irréaliste à la scène. Un calme cotonneux, un silence ouaté seulement troublé de craquements assourdis venant de la poudreuse s'affaissant sur elle-même. L'ombre des grands arbres immobiles dominaient le paysage vallonné baigné de la lueur blafarde d'une lune à son quart. Les cieux d'un bleu-noir piqueté d'astres étaient de la couleur étrange et si particulière des ailes de toute la Lignée. Des ailes de ce petit garçon de treize ans qui observait, fasciné, la silhouette maigre et paradoxalement puissante de Cheshire. C'était étrange de voir comme il semblait moins haut, moins imposant maintenant alors qu'il traçait leur avancée au milieu de la neige fraîche. L'enfant n'osait rien dire, suivant simplement en silence, ouvrant de grands yeux sur le monde environnant qu'il découvrait soudain dans toute sa majesté fragile, onirique.

Ils marchèrent ainsi un temps aléatoire, le garçon ne sachant pas bien si cela faisait des heures ou seulement quelques minutes. Tout semblait si étrangement distordu, entre l'espace et le temps, que tout prenait une dimension magique, le détail le plus insignifiant lui sautant aux yeux. Machinalement son regard s'était tourné vers l'église au toit couvert de neige qui scintillait sous la lune. Un décor presque féerique et pourtant ces lieux avaient été le théâtre de tellement d'atrocités. Il était presque étonnant de voir objectivement que ce n'était jamais qu'une vieille abbaye. Juste de vieilles pierres, qui elles, n'avaient fait de mal à personne. Les lieux ne sont guère responsables de la Folie des êtres. Voilà l'étrange pensée qui occupa l'esprit d'Adrien alors qu'il suivait Cheshire sur le chemin, marchant dans ses pas.

« Père ? » fit timidement l'enfant, encouragé à continuer d'un coup d'œil de l'Originel. «  Est-ce que Iris et Oncle Glaedr vont venir avec nous ? »

Seul un sourire énigmatique lui répondit et Cheshire ralentit son pas pour se mettre à la hauteur de son descendant, passant son bras autour des épaules maigrelettes du gamin, le faisant sursauter mais s'en fichant un peu.

« De toi à moi, Adrien, sais-tu ce que sont les moujics-à-vapeur ? »
Haussant les sourcils, l'enfant fixa son Père avec des yeux ronds, le faisant éclater d'un rire aigu.
« Et bien je n'en ait pas la moindre idée non plus ! »

Riant aux éclats, Cheshire fredonna joyeusement en sautillant légèrement après s'être détaché de l'enfant qui souriait derrière lui. Finalement, le sourire d'Adrien, si rare, s'agrandit lorsqu'il découvrit une grosse moto au détour du chemin. Cheshire sauta sur l'engin et, tendant un casque au garçon, fit vrombir le moteur.

C'est ainsi qu'Adrien quitta définitivement l'abbaye qui l'avait vu naître, accroché à la taille de Cheshire enivré de la magie de cet instant et de la parfaite certitude que sa vie serait désormais merveilleuse.
Revenir en haut Aller en bas
https://themes-de-liv.forumactif.org
Archange ~ L'Enfant Blanc. [PNJ]
Messages : 57
Date d'inscription : 16/09/2009

Feuille Test
Test:
barre test:
Histoire Crow Left_bar_bleue10/10Histoire Crow Empty_bar_bleue  (10/10)
Livia666
Livia666
Histoire Crow Empty
Message Histoire Crow I_icon_minitimeSam 9 Oct - 15:46

Histoire Crow 1010090330121001816893490
**
1 an plus tard.
1998


Iris poussa un soupir en regardant l'abbaye disparaître dans le vieux rétroviseur de la voiture poussive. Le glas des cloches avait sonné une toute dernière fois et leur écho semblait s'attarder sur le paysage hivernal.

Il était le dernier. Le Dernier Fils. La Mémoire était perdue. Il n'y avait désormais plus rien. Tant de choses pour si peu en finalité. La vacuité d'une Lignée dissoute. Ignoble famille aux travers monstrueux.
Tout cela était peu de choses et, pour la première fois depuis sa naissance, Iris prenait conscience que ce lieu l'étouffait. Oppressait jusqu'à ses fonctions vitales. Il se sentait naître, de manière étrange. Il avait vingt-sept ans. C'était tardif, comme naissance. Il n'est cependant jamais trop tard, si ce n'était une fois les pieds devant. Il était bien trop tard pour beaucoup d'entre eux.
En débrayant pour passer sur un nid-de-poule, la voiture cahota, crachant un peu de fumée grise, faisant tanguer l'image de plus en plus incertaine de l'abbaye.

Glaedr était mort un an plus tôt, la nuit même où Adrien avait mystérieusement disparu. Il avait d'abord cru à une fugue suite au meurtre. Mais ce n'était pas un meurtre, c'était une boucherie. Il connaissait ce môme. Et il avait beau être Impur, ce n'était pas son genre, un tel massacre. Le petit était trop pleutre pour ça.
Les morceaux de Glaedr avaient été éparpillés dans toute la pièce, repeinte du rouge de son sang qui brunissait déjà. La tête aux yeux révulsés avaient été pendue au plafonnier par la ceinture, tapant à coup sourds par instant contre le mur en un Poum, Poum répugnant lorsque le vent s'engouffrait dans la pièce par la fenêtre ouverte sur la nuit enneigée.
Tâche ignoble, Iris avait dû rassembler les restes de son oncle – ancien amant. Il n'avait jamais eut le courage de lessiver le sol et les murs, imprégnés de fluides, il avait assez vomi tripes et boyaux en ressemblant les plus gros morceaux. Le plus dur n'avait pas été la tête. C'était tout le reste. Un peu l'ensemble à vrai dire et le souvenir de cette nuit terrible le hantait toujours, et pas uniquement dans ses cauchemars. Les questions qui allaient avec tout ceci le dépassaient souvent. Il avait finalement fermé la pièce, clouant des planches à la fenêtre, et murant la porte. L'idée que quelqu'un puisse un jour entrer dans cette salle funèbre lui était insupportable.
La cloche de l'église avait carillonné deux fois. Une fois pour l'enfant disparu. La seconde pour l'Aîné assassiné.

Même encore ce jour-ci, un peu plus d'un an après le massacre, Iris n'était pas bien sûr de ce qu'il avait ressentit de cette nouvelle mort. Un mélange de tristesse, de nostalgie et de soulagement qu'il était bien en peine de définir.
Glaedr lui avait manqué, inexplicablement. Sans doute parce qu'il était seul, désormais. Etre le Dernier avait quelque chose d'effrayant, mais étrangement apaisant. La fin avait parfois un effet calmant. Tout finirait. Et Cheshire n'était jamais venu.

Plus le temps passait, plus Iris songeait qu'il était possible que le Père Originel n'ait pas souhaité une telle folie. Un tel fanatisme. Son propre embrigadement par la Lignée frisant la folie furieuse avait régressé, Iris glissant peu à peu vers une étrange sensation de torpeur. Il s'était aperçut de la disparition de la Mémoire quatre jours après les évènements.
Les affaires du gamin n'étaient plus dans sa chambre. Le plus probable voulait qu'Adrien se soit enfui avec la Mémoire. Mais pour aller où, seul dans le froid ? Un gamin de treize ans qui marcherait seul dans la neige ne passerait pas inaperçu. Il avait même demandé aux villageois de Reilley, le petit village proche, personne n'avait rien vu, rien entendu.
Il y avait beaucoup trop des choses qui lui échappaient. Beaucoup trop de pertes.
Glaedr avait beau être un abruti, il l'avait aimé, jadis. Et si cet amour s'en était allé depuis longtemps avant sa mort, il ne se sentait que plus vide. Il n'avait pu avoir d'enfant, assurer la Lignée. Finalement, est-ce que tout ceci servait encore à quelque chose ?
Il se sentait vide. Plein d'opportunités lui étaient ouvertes, qu'il n'aurait jamais osé imaginer avant, mais ce trop plein de choix lui semblait hostile, inquiétant.
Pour refaire sa vie, il faut déjà avoir eut une vie.


La chaleur du bitume l'écrasa à peine un pied hors de l'avion.
Iris ajusta ses lunettes de soleil. Il n'était plus un gamin, mais il se sentait perdu. C'était tout un monde à apprendre pour lui. Pour eux ? S'il y avait la moindre chance pour qu'Adrien soit en vie, c'était dans ce pays là, d'où était venu Marc Weiss pour semer la zizanie dans le cœur de Laetin. Pauvre Laetin qu'il avait vu mourir à cause de cet amour brisé et de cet enfant qui lui rappelait bien trop son amant.

New-York. Ville démesurée, antithétique à ce qui avait toujours été son existence.
Il avait déjà envie de rentrer.
Sur le passeport, à côté de sa photo, l'on pouvait lire « Nom : Reilley. Prénoms : Iris. » L'ironie avait voulu qu'il prenne comme nom de famille le nom du petit village près de l'abbaye. Dans la première grande ville, il avait prétendu avoir perdu ses papiers – il avait vécu coupé du monde certes mais n'était pas débile pour autant, ainsi que chaque membre de la Lignée, il pouvait se débrouiller d'un point de vue théorique dans le vaste monde. Il était cependant assez difficile de regarder en face un employé de bureau vous disant qu'on ne retrouve aucune fiche d'état civil. Forcément, puisqu'aucun d'entre eux n'étaient enregistrés où que ce soit. Là où le fait d'être Demi-Archange devenait utile était lorsqu'il fallait persuader un Mortel que tout ceci n'était qu'une erreur informatique. Quoi d'autre, je vous le demande ?

Trouver un appartement dans une ville telle que New-York n'était pas la tâche la plus compliquée en soi. S'intégrer lorsqu'on était étranger, que l'on parlait anglais-écossais avec un très fort accent et que l'on avait accessoirement aucune envie de se mêler aux Mortels en était une autre. Trouver de l'argent pour le loyer n'était pas non plus très simple, bien que les grandes villes aient souvent le plus de petits boulots disponibles. Ou pas.
Iris connu la galère. Tant pis, il était un fils de Cheshire et d'Amiel. Il avait de la ressource et il n'était pas la moitié d'un idiot. Son physique jouait pour lui : grand, athlétique, les cheveux blonds-roux un peu ébouriffés et les yeux verts, il avait un charme viril très éloigné de la petite chose fragile. Son corps se développa alors qu'il acceptait des boulots manuels, sur des chantiers. Il changeait, imperceptiblement, semaines après semaines et mois après mois. Il ne savait pas si c'était cela, l'intégration, mais cela s'en rapprochait. Il s'était même habitué à la malbouffe.

Il restait taciturne et solitaire, Archange Maudit en exil, mais il prit peu à peu goût à cet horizon élargit. Il finit par s'acheter une voiture. Une vieille Cadillac décapotable blanche digne du Rêve Américain et s'en alla parfois faire des ballades le long des routes interminables qui traversaient des endroits déserts. Les longs rubans d'asphalte brûlante avait quelque chose d'hypnotisant. Il n'aimait pas l'Amérique. Mais il savait que son instinct le trompait rarement : il avait quelque chose à faire – à trouver ? - dans ce lieu. Il ne savait juste pas encore quoi.

**
2 ans plus tard.
2000


La vie ne fut ni merveilleuse, ni réellement pire en vérité pour Adrien.
New-York était une grosse ville. Trop grosse pour un gamin sauvage. Cheshire l'avait déposé, trois ans auparavant, devant une petite maison cossue d'une rue pavillonnaire, où toutes les autres habitations étaient faites sur le même moule, de la barrière blanche à la boîte aux lettres rutilante prêt. Un vrai décor de magasine, ou de feuilleton. Comme cette mauvaise sitcom qui passait dans l'avion et qu'il avait dévorée, bouche ouverte tout du long, tirant sur la manche de Cheshire qui somnolait paisiblement pour demander au Père plus de précisions sur toutes les choses qu'il découvrait. Tout. Tout était frais et neuf.
Mais, lorsque le vieux Chat avait mit sa main sur son épaule et que ses yeux noirs avaient croisés les siens, Adrien avait sentit dans le creux de son ventre que ce décors idyllique allait s'avérer plus hostile que tout le reste.

Cheshire lui avait longuement expliqué. Le couple qui vivait là était ses grands parents paternels - Paul et John Weiss. Lui allait vivre avec eux. Ils étaient malheureux de la perte de leur fils, que Glaedr avait tué, bien qu’ils le pensèrent décédé dans un accident de voiture – encore l'œuvre du vieux Chat, décidément finalement très actif dans les affaires de sa Lignée, bien qu'agissant uniquement dans l'ombre.
Alors lui, Adrien, allait vivre avec eux. Il irait à l'école et ferait plein de choses cool, comme jouer au baseball, manger des donuts ou bien jouer à la PlayStation en mangeant des chips.
Adrien n'avait aucune idée de ce qu'était toutes ces choses là, mais il avait opiné du chef devant l'air extatique du vieux fou de Chat. Cheshire était son Père Originel, ses volontés étaient absolues.
Mais Cheshire ne viendrait pas avec lui. Ses grands parents étaient au courant mais, évasif, Cheshire lui avait simplement dit qu'il ne pourrait décemment pas se montrer dans les parages. Cela leur causerait des ennuis.

Alors Cheshire avait disparu, le laissant affronter tout seul une vie totalement nouvelle et inconnue. Paul et John s'étaient cependant montrés charmants, aimants et attentifs pour l'orphelin.
Le Père était bien revenu, de temps à autre, ses visites s'espaçant de plusieurs mois. Il était cependant aux yeux d'Adrien comme un parent éloigné qui viendrait de temps à autre. Jamais très longtemps. Parfois, Cheshire lui payait juste une glace et l'écoutait lui raconter ses joies et peines. D'autres, il s'asseyait simplement à ses côtés sur un banc public, à l'improvise, alors qu'Adrien pleurait et l'attirait contre lui en fredonnant des petits airs joyeux et sans queue ni tête jusqu'à ce que le garçon se calme et il disparaissait de nouveau.

Si Cheshire mentait et manipulait son monde, il y avait une chose sur laquelle il était sincère : son amour pour Adrien. Il adorait l'enfant comme il avait adoré Ciel – mais sans pouvoir approcher ce dernier, cela n'aurait pas été exactement une bonne idée... Alors ses apparitions surprises étaient pourtant toujours tournées vers un seul étrange but : le bien être de son jeune protégé.

Adrien ne s'estimait pas spécialement malheureux en vérité. A vrai dire sa situation était même nettement meilleure que par le passé. Paul et John étaient des personnes pleines d'attention. Attentionnées était le mot juste pour les définir. Ils étaient un couple soudé, équilibré. L'inverse antithétique de tout ce qu'il avait pu connaître. Mais il n'était pas heureux non plus et cela eut simplement tendance à empirer au fil des années.

Néanmoins, dans le domaine où Iris réussissait finalement plutôt bien, Adrien lui échouait lamentablement : l'intégration. Découvrir une école, être scolarisé lorsqu'on a treize ans et que l'on a jamais mit les pieds dans un endroit avec autant de monde, c'est déjà déroutant. Au début, ce fut pourtant assez facile. Les autres garçons étaient curieux de lui, comme on peut l'être d'un animal exotique. Son fort accent, ses maladresses pour parler, et sa timidité frôlant à la sauvagerie, ce petit tic qu'il avait pris de bégayer à cause du stress, cela pouvait passer pour mignon les deux premières semaines. Puis, lorsque plus rien de nouveau ne vient, on se lasse vite à cet âge. Voyant qu'Adrien ne s'ouvrait pas à eux au bout d'un moment on se désintéressa de lui. Ses camarades de classe finirent par trouver ridicule ce qui avait été nouveau. L'enfant pouvait-il cependant confier à qui que ce soit qui il était ? Ce qu'il était ? Il avait vite compris que pour survivre dans ce monde-là, il ne faudrait surtout jamais dévoiler sa nature.

Adrien, beaucoup trop sauvage, beaucoup trop différent, ne vivait pas dans la même dimension que les autres enfants. Avec ses grosses lunettes en cul de bouteille, ses cheveux en pétard, son bégaiement, sa taille minuscule et son air de crevette, il avait tout du parfait souffre-douleur de gamins en mal d'identification personnelle qui leur font se venger de tout ce qui est jugé comme « intello ». Ce n'était pas parce que le garçon avait des notes médiocres qu'il n'en avait pas moins la manie solitaire et compulsive de dévorer les livres, devenant rapidement un rat de bibliothèque ajoutant une petite touche au cliché.
Avec les années, la fée puberté n'aidât guère les choses avec le lot des joyeusetés adolescentes : mue, acné, début de pilosité et hormones sautillantes. Encore que ce dernier point était particulièrement inhibé chez le pauvre Adrien qui gardait une mentalité d'une pureté presque effrayante dans l'ère de l'internet et du porno.

Et, malgré la famille aimante, malgré quelques passages de Cheshire et la jolie petite maison proprette, l'adolescence fut ce qu'il vécut comme les pires années de sa vie. Ironie du sort.

Ce soir-là était celui du lendemain de son anniversaire. Il venait d'avoir seize ans. Ses deux pères adoptifs avaient organisé une petite fête intime entre eux trois, avec cadeau à la clé – un kit d'enquêtes policières puisqu'il adorait tout ce qui avait trait à la justice et à la police. Adrien n'avait pas osé leur dire que ce n'était pas les enquêtes qui l'intéressaient, comme tous les garçons de son âge mais plutôt... L'autopsie. Etrange fascination morbide, peut-être pas si surprenante que cela.
Il avait eut bien sûr sa période flic égal super-héros et grand justicier où il refaisait en rêve le portrait du grand Baptiste qui avait pris le tic ludique de ne pas pouvoir le regarder sans finir par utiliser la tête d'Adrien comme brosse à chiottes. Joyeuse innocence des jeux adolescents.
Cela n'avait finalement pas duré. A vrai dire, il avait appris une semaine auparavant que le fameux grand Baptiste s'était cassé les deux bras et les deux jambes en tombant malencontreusement dans les escaliers du collège. Il y avait une justice pour les pourritures, il n'était pas mort. Zut.


« Dis Cheshire... » Fit l'adolescent en avalant la dernière bouchée de son sandwich pendant que son Aïeul se léchait le dos de la main et se la passait derrière l'oreille – signe manifeste qu'il allait pleuvoir. « Pour le grand Baptiste... T'aurais pas un truc à voir avec ça ? »
L'Originel lui jeta un regard plein de malice – ou de Folie furieuse – et s'étira en un geste félin, en profitant pour ébouriffer du bout de ses doigts maigres la tignasse désordonnées de son descendant ce qui le fit grogner inévitablement, comme d'habitude.
« Mmh ? Je ne vois absolument pas de quoi tu veux parler, mon chaton. »
« T'es souvent là ces temps-ci... » Contre-attaqua l'adolescent avec une moue sceptique, et même peut-être légèrement déçue.
« Pourquoi, ca t'embête ? » Cheshire eut soudain l'air légèrement inquiet alors qu'il se redressait de sa position avachie pour mieux regarder Adrien, cherchant son regard au travers des binocles.
« Nan... Nan... Mais... Cheshire je sais pas... Pourquoi est-ce que je peux pas être normal ? Je suis pas doué en cours, ça me gave grave, tu vois... A quoi ça sert d'être un descendant de toi et d'Amiel si c'est pour servir à rien comme ça... J'veux dire, vaudrait mieux qu'j'sois un putain de fils normal et pas Ca... »

Les larmes aux yeux de l'adolescent n'étaient pas passées inaperçues de la créature millénaire. Un instant Cheshire resta pensif, se demandant un peu pourquoi est-ce que ce gosse lui causait tant de soucis. Jamais il ne s'était occupé d'aucun de ses Fils comme il s'occupait de ce petit électron libre. Il était un être égoïste. La vérité était qu'il avait simplement attendu de voir lequel il préférait. Il n'avait pas eut l'occasion d'être intime avec aucun de ses enfants. Il savait aussi qu'il ne pourrait jamais dire à Bélial pour sa Lignée, lorsqu'il retrouverait enfin ce damné Pendant dont l'absence le brisait lentement, effritait sa conscience et l'éloignait de plus en plus du monde Mortel. Adrien était son point d'ancrage dans le réel. Mais comment dire cela à un adolescent de seize ans ? Comment lui expliquer que l'on est vieux, de trop de millions d'années et que l'on s'érode lentement comme ce qu'il apprenait en cours de Sciences Naturelles, avec les différentes roches ? Et surtout comment être compris sans l'effrayer ?
Depuis 1762, il n'avait plus été à ce point proche de la Chair de sa Chair. Il était un vieux lâche. Mais était-ce vraiment condamnable d'avoir peur, même lorsque l'on avait un âge incommensurable ? Sans doute un peu. Il était trop vieux pour être Sage – il ne se souvenait pas même l'avoir été au tout début. Cette pensée était risible.
Alors, gentiment, l'Originel passa son bras autour des épaules de son Fils, l'attirant contre lui en chipotant dans ses cheveux.

« Aller, aller, Adrien. Ne dis pas « Ca ». Tu es un Archange, comme Amiel, comme mes Premiers Fils et tous les Fils de mes Fils. Tu as largement en toi les capacités de tous les coiffer au poteau... Les cours sont un prétexte que les Mortels prennent pour se mesurer l'ego en formation. Si tu le voulais réellement, chaton, tu pourrais largement les battre. C'est en toi que sont cachées tes forces, pas dans leur regard. Leur regard à eux est minable et te tirera toujours vers le bas. Quoi que tu fasses. »
Le Premier Ange se tut un instant. Il était visiblement capable de sagesse, parfois. Encore un peu tout du moins. Et pas pour n'importe qui.

Redressant le visage fin de son protégé, Cheshire retira gentiment les lunettes éclaboussées de gouttes salines, dévoilant un petit ovale un peu anguleux d'un visage aux traits plus fins que ce que la plupart des gens pouvaient imaginer. Les yeux en amande ressemblaient clairement aux siens.
« Regarde-moi, petit. » fit encore Cheshire avec un gentil sourire en voyant son descendant battre des cils pour chasser ses larmes. De longs cils courbes. « Tu dois avoir conscience que mon apparence fait que l'on me jette plus souvent la pierre. Je m'en moque personnellement – mais toi effectivement tu n'as pas des millénaires... - mais sache que les choses ne sont jamais aisées. Pour personne. »
« Même pour toi ? » fit la voix candide du garçon qui se perdit un peu dans le regard de son parent. Cheshire avait une beauté vulgaire, sauvage, étrange mais tangible. Une beauté différente, un peu effrayante mais qu'il admirait.
« Surtout pour moi, mon chéri. Je cours après des chimères et des Blancs Lapins depuis trop de Tic-tac d'horloges. Le Temps, mon chéri, c'est le Temps, le seul ennemi et non pas ces médiocres poussières, particules, grain de sable, insignifiantes petites miettes. Pfiout, un clignement d'œil et ils sont loin de nous. De toi. »
Un sourire timide lui répondit et Cheshire songea en posant ses lèvres pâles sur le front pâle de son favori que ce genre d'instants n’était que des épaves qui s'éloigneraient bien trop vite sur la mer du Temps. Malgré tout, il ne regrettait pas. Cheshire ne regrettait rien. Surtout lorsque c'était si agréablement égoïste, que de pouvoir câliner si ostensiblement sa progéniture.
Lui-même ne savait pas de quoi le lendemain était fait.
Rien n'est infini. Ce qui perdure peut cesser brutalement. L'éternité n'existait pas et c'était bien là sa seule réelle certitude.

Un nouveau millénaire était entamé. Rien qu'un millénaire de plus sur la trop longue liste.

Histoire Crow 1010090330111001816893483
**
2 ans plus tard
2002


Les choses pouvaient parfois changer si brutalement que le vertige prenait toute personne prise dans ce maelström.
Adrien remonta la bride de sa besace sur son épaule, levant les yeux sur l'imposant bâtiment où s'engouffrait un flot continu de jeunes hommes en une marée hétéroclite. L'entrée de la faculté de police était telle une bouche affamée, langue béante, digérant dans ses entrailles les plus grands cerveaux de demain. Il pouvait presque entendre cette bête aux mille visages et bras ronronner au rythme de cette ingestion hallucinante.

Finalement, Adrien se fondit dans la foule, aisément, après avoir bravement remonté ses lunettes sur son nez. A dix huit ans, il entrait en faculté.
Il le savait, c'était en partie grâce à Cheshire. Non pas que l'Originel l'ait pistonné pour quoi que ce soit. C'était à la fois infiniment plus compliqué et d'une simplicité enfantine.


Il lui avait simplement ouvert les yeux : une bête dormait dans son esprit. Un animal étrange, au gros ventre plein d'informations archivées. Il s'agissait juste de savoir ouvrir les bons tiroirs, posséder les bonnes clés. Tout pouvait être retrouvé. Le cerveau, surpuissante unité centrale, gardait des traces de toutes les connaissances, de toutes les informations utiles. Seulement, l'esprit humain, comme tout ordinateur n'était utilisé qu'à quelques pour cent seulement. La faiblesse extrême de ce pourcentage avait horrifié le jeune homme, à l'époque.
Il avait travaillé dur pour tenter d'apprivoiser la grosse bête dans sa tête, pour la domestiquer et pour apprendre à se servir un peu plus de ses neurones.

Un spécialiste du quotient intellectuel aurait certainement expliqué au jeune homme en termes atrocement savants qu’Adrien possédait des facultés intellectuelles dormantes : cela arrivait souvent en vérité. Chose expliquée plus simplement par la fantasque Cheshire et de manière beaucoup plus imagée, pour finalement être résumée en une phrase : « De toute façon, rien ne doit t'étonner puisque tu es déjà par ton essence même une chose étonnante. »
En vérité, Adrien possédait un quotient intellectuel des plus élevé, il ne savait simplement pas s'en servir. Prendre conscience de ses facultés était peut-être le plus difficile.

Adrien avait fait un bond scolaire si spectaculaire en quelques mois que ses propres parents en étaient restés saisis. Le gamin aux notes plafonnant en dessous de la moyenne était passé en tête de liste de sa classe. Son Père Originel avait eut raison.

Entre les quinze et dix-sept ans du jeune homme, Cheshire avait été plus présent que jamais. Ils se voyaient presque chaque semaines et parfois plus souvent encore. Au point que certains garçons de sa classe avaient fait courir la rumeur que l'adolescent boutonneux avait un copain -après tout l'Originel était tactile de manière outrancière, en particulier avec son héritier.
On avait commencé à harceler à ce sujet celui qu'on appelait « Calculette » surnom d'autant plus drôle que le garçon commençait à devenir plus que bon en cours et en particulier dans les matières scientifiques, au début, puis dans toutes les autres au fur et à mesure que le temps passait.
Ce fut de nouveau une période très noire. Ses grands-parents, un peu dépassés, vieillissant peu à peu, n'en prirent pas vraiment la mesure, malgré toutes leurs réserves d'amour.
Seul le rire de Cheshire parvenait encore à égayer le garçon sombrant peu à peu dans une dépression chronique qui était le mal de la Lignée plus sûrement que la Malédiction qui pesait sur eux.
Il était difficile à porter pour un adolescent en mal de repères sociologiques d'être le Dernier Fils de Cheshire, de posséder la Mémoire et d'être un Demi-Archange éveillé depuis ses dix-sept ans. Ses pouvoirs d'Archange étaient apparut, le troublant plus encore, ses ailes prenant leur taille adulte, un peu trop immenses pour son corps dont la croissance était retardée du fait des privations subies durant son enfance. Seize mètres d'envergure c'est trop lorsqu'on mesure soit même un petit mètre soixante-cinq pour une carrure de crevette. Tout juste la même taille que ce corps là de Cheshire d'ailleurs. De plus, ses pouvoirs lui permettaient de voir les Ailes des autres Anges, ainsi que les liens entre Pendants précoces.

Adrien vécut cette période dans une impression de noirceur perpétuelle. Il se réfugia dans l'irréalité et dans la nourriture, compensant son manque affectif par le sucre, prenant peu à peu du poids jusqu'à ce que « Calculette » devienne « Bouboule » sur les langues de vipère.
Il se réfugia aussi à corps perdu dans les études. Il voulait entrer en faculté de police, pour devenir légiste. Et il y parvint, passant son bac un peu avant ses dix-huit ans.
Cheshire disparut étrangement à un mois de son anniversaire.
Deux jours après l'obtention de son diplôme avec mention, tombé par hasard pour son anniversaire, son père John fut hospitalisé pour une rupture d'anévrisme. Entre la vie et la mort, il resta une semaine dans le coma avant que son cœur ne lâche définitivement.
Les évènements se précipitèrent alors dans un rugissement de tempête.
Deux semaines après son compagnon et époux, le chagrin emporta Paul – qui était Demi-Archange aussi puisque descendant de Ciel, bien qu'il en ait gardé le secret absolu.

Adrien fut une troisième fois orphelin. Et Cheshire réapparut le jour même de l'enterrement de Paul.
Adrien s'était éloigné mais, à la faveur du hasard, il était revenu sur ses pas pour découvrir son Aïeul agenouillé devant le rectangle de terre retourné de frais, une rose d'une pure blancheur dans la main. La plus belle fleur qu'il lui fut donnée de voir de toute sa vie, si blanche qu'elle semblait irradier d'une lumière propre. Cheshire avait sur le visage une lassitude millénaire et poignante.

« Adieu, cher Fils. » avait-il alors dit, jetant la fleur sur la terre meuble, où elle se tâcha aussitôt, se racornissant en quelques secondes jusqu'à ne laisser plus qu'une fleur fanée dont les pétales bruns se détachèrent du cœur pour disparaître en poussière.

Adrien avait alors couru vers Cheshire, l'attrapant brutalement, le jetant à terre dans un hurlement de rage folle. Son poing s'arma pour la première fois et il tapa de toutes ses forces, direct du droit, en plein sur le visage de son Père. Cheshire se laissa faire encaissant les coups sans broncher, malgré le sang qui coulait de son arcade et de sa lèvre fendue, ainsi que de l'une de ses narines.
Il ne se défendit pas. Peut-être savait-il au fond qu'il méritait ces coups. Peut-être n'en avait-il réellement rien à faire.
Il ne bougea pas plus lorsque la silhouette agitée de lourd sanglots se laissa mollement retomber sur lui en pleurant à gros sanglots, les doigts boudinés serrant fort le tee-shirt fushia de l'Originel.
Les yeux noirs de Cheshire reflétaient un incendie silencieux que son descendant affichait comme son miroir contraire. Il avait à cet instant l'air d'être une horrible poupée de cire dépourvue d'âme dont les brûlants yeux de jais ne cillaient pas.

Le Temps s'étira en une ellipse aléatoire. Il faisait presque nuit lorsque Cheshire se redressa en position assise. Dans son dos s'étirèrent et s'ébrouèrent ses deux ailes, l'une aux plumes de la blancheur la plus parfaite, l'autre squelette noirci et atrocement macabre, vestige de son Pêché Originel et de sa Trahison. Il avait employé beaucoup d'énergie à reconstituer la deuxième à l'instar de sa beauté de jadis -encore que, malgré son immense majesté, elle était infiniment moins belle qu'aux Premiers Instants. Elle était un quartz blanc en comparaison d'un diamant pur.
La seconde demeurait à son état effrayant de squelette calciné.

Contre son torse maigrelet, Adrien bougea dans son sommeil et le vieux Chat de Cheshire caressa les cheveux de son protégé.

« Tu as reçu l'Enfer en héritage, mon Fils... » Murmura la créature dans un soupir.

**

La faculté était si grande qu'Adrien s'en trouvait étourdi. Perdu comme beaucoup de premières années, il se mit au devoir de chercher son amphithéâtre.
Dehors, il faisait gris. Le mois d'octobre de cette année 2002 s'annonçait glacial. Mauvais présage ?

Cheshire ne lui en avait pas tenu rigueur pour les coups mais l'adolescent en gardait un profond malaise. Il avait osé lever la main sur quelqu'un et, pire que tout, sur son Père Originel. Un instant, il avait frissonné en songeant que si Glaedr ou Iris avaient pu le savoir, il serait partit directement les rejoindre en Enfer !
Concernant ses deux parents, il savait depuis trois ans qu'ils étaient morts, bien que Cheshire ne se soit jamais étendu sur le sujet. L'abbaye devait être vide et se dégrader lentement... Il se demandait parfois si la tombe de Laetin était toujours comme dans son souvenir, si tout était encore comme plus de cinq ans auparavant.

Cinq années. C'était si peu... Mais sa vie avait prit un tel tournant... Jamais il n'aurait pu un instant imaginer le dixième de la réalité.
Mais au fond de lui, quelque part dans un repli secret de son cœur, Adrien pensait que la vie était plus facile là-bas, malgré les coups. Ses souvenirs étaient plus souvent baignés d'une douce lumière que ceux de sa vie en Amérique.

Lors de l'été, Cheshire était resté avec lui, lui trouvant en un tour de main un appartement bien plus coquet et confortable que tous les logements étudiants qu'il avait pu voir, lui offrant même une voiture neuve après lui avoir payé le permis, si facilement obtenu en Amérique.
Fin septembre, Adrien était installé et, encore mineur, son tutorat revint à Cheshire sans qu'il sache toujours comment l'Originel avait pu l'obtenir.
Ce dernier faisait comme si de rien n'était, comme si son Fils n'avait pas entaché leur relation privilégiée. L'espace de quelques semaines, Adrien avait nourri l'espoir fou que Cheshire resterait avec lui, dans l'appartement qu'il squattait allègrement en fonction de son envie fantasque du moment. Un instant, l'adolescent avait craint d'avoir frappé trop fort lorsque Cheshire se mit même à lui préparer le petit déjeuner et à lire le journal – bien qu'il avait vite remarqué que, pour une obscure raison, le vieux Chat ne lisait que la rubrique nécrologique.
Et puis il y avait eu ses signaux avant coureur qu'Adrien niait en secret : il retrouvait parfois Cheshire sur le balcon, les yeux fixés sur les étoiles, ailes sorties, tout son corps penché vers l'avant comme pour s'envoler. Ou encore cette fois où il l'avait vu errer en rond pendant plus de trois heures, marmonnant pour lui-même les poèmes sans queue ni tête et aux mauvais vers qu'il inventait.
Le Temps revenait fréquemment dans ses moments là. Une nuit ce fut un hurlement surhumain qui le réveilla, pour trouver Cheshire, les mains sur les oreilles qui se roulait sur le carrelage en suppliant : «  Tic Tac ! Tic Tac ! Arrêtez le Tic Tac ! Pas encore le Tic Tac... En r'tard... En r'tard ! Chapelier ! Chapelier ne laisse pas ton vieux Chat ! Où es-tu Chapelier ? TIC TAAAC ! »
Adrien l'avait secoué alors, effrayé par les propos ésotériques de son Aïeul et par l'aura de Folie pure qui l'environnait. Cheshire l'avait simplement regardé fixement un long moment avant de dire dans un gloussement : « La théière a faillit me mordre. » Puis il s'était levé et recouché comme si rien n'était arrivé.

Mais, occupé par sa rentrée angoissante, son saut dans le monde des adultes alors qu'il était toujours un peu immature – malgré une amélioration depuis les funestes évènements – le garçon n'y avait plus pensé. Il avait même perdu du poids, se stabilisant en un état moins pitoyable à défaut de glorieux. Il était comme beaucoup de garçon de son âge, un peu désintéressé par sa propre apparence.

Peu après la fameuse rentrée, finalement très banale, plus harassante qu'excitant, Cheshire disparut.

Au début, Adrien ne s'inquiéta pas trop. Il était habitué malgré lui aux étranges disparitions de son désormais tuteur officiel. Mais lorsque les semaines devinrent des mois, il commença à se sentir abandonné.
Il ne manquait matériellement de rien : une somme d'argent conséquente tombait chaque mois sur son compte bancaire bien qu'il ignorât toujours qui faisait cela et son livret d'épargne était considérablement rempli de l'héritage de ses défunts grands-parents.
Néanmoins, Adrien se sentait seul. Il était livré à lui-même et, si ce fait en lui-même n'était pas le plus difficile à supporter, la faculté ne lui offrit pas plus de vie sociale que ses années précédentes. Il était le petit geek au premier rang, celui auquel on ne parle pas vraiment, même si auquel on dit parfois bonjour au détour d'un couloir, d'un simple signe de tête ou d'un demi-sourire qui ne veut rien dire.

La solitude avait un goût bien amer. Mais avait-il connu autre chose ? Pas à ce point-là songeait-il. Avant, il y avait Glaedr et Iris pour compenser malgré les mauvais traitements. Après il y avait eut Paul et John dont l'amour lui donnait la chance d'une vie meilleure. Il avait eut Cheshire pendant un temps trop court.
Il n'avait désormais plus personne.

Doucement le temps s'écoula, ce Temps tellement redouté par Cheshire et qu'il commençait à craindre à son tour, l'angoisse d'être seul lui rongeant petit à petit l'âme. Des désirs morbides commençaient à poindre. Il regardait parfois les fenêtres avec une pointe d'envie, vague besoin naissant de les ouvrir et de s'écraser en contrebas. Les lames des couteaux luisaient délicatement, amicalement alors qu'il mettait la table pour lui seul. Désir d'évasion et désir de mort se mêlaient en son cœur.

Finalement, cette routine fut brisée par la chose la plus improbable qui soit.
Un Pendant.

Aucun membre de la Lignée n'avait jamais rencontré leur Pendant, les Demi-Archanges successifs se plaisant à dire qu'ils étaient mille fois mieux ainsi.
Sans doute, cela contenait un fond de vérité au regard de ce qui se passa alors.

Le Pendant d'Adrien était un jeune homme de son âge. Il était dans la même faculté, en option criminologie, là où Adrien persévérait en temps que futur légiste. L'on disait de lui que c'était un génie, qu'il avait sauté des classes et beaucoup le regardaient avec un mélange de crainte et de respect.
Au contraire d'Adrien, il était marginal par choix, évoluant aux yeux du second garçon dans un univers parallèle, intouchable, qui l'effrayait. Il se nommait Renald Cruser et était l'un des plus grands génies policiers de son temps.

L'héritier de Cheshire, au début, ne comprit pas ce qui lui arrivait. Lorsqu'il l'avait croisé tout à fait par hasard, ses ailes cachées avaient frémis si fort qu'il avait cru qu'elles allaient sortir à la vue et au sus de tous. Tout son corps hurlait soudain qu'il fallait absolument qu'il suive ce garçon, l'approche, lui parle, le touche et ne le quitte plus jamais.
Un long tremblement l'avait prit en voyant Cruser le dépasser, l'ignorant du haut de son nuage. Et lui, misérable insecte, n'avait pu que sentir tout son être hurler, hurler de douleur et de joie.

Adrien, fiévreux, tremblant de tous ses membres, claquant des dents, avait séché les cours pour rentrer se cloîtrer chez lui, se jetant dans les toilettes pour y vomir, brisé de sensations contradictoires qui le jetaient, brûlant, dans un abîme torride qui le laissait malade d'effroi. Un désir charnel, violent, inconnu lui dévastait tout entier l'âme, le laissant gisant sur son lit, recroquevillé sur sa douleur, griffant les draps, ses ailes immenses déployées dans toute leur infinie majesté, battant furieusement, heurtant les bibelots et les étagères, renversant les papiers sur le bureau.
Fébrile, il se précipita sur la Mémoire, feuilletant les pages à toute allure, cherchant désespérément une réponse à cette subite obsession, à la raison pour laquelle le visage inconnu ne quittait pas sa rétine, lui occasionnant une souffrance jamais atteinte, la panacée de la douleur masochiste, à la fois merveilleuse et atroce, jouissive, équilibre parfait entre l'Eros et le Thanatos.
Lui le pur, lui le chaste, qui, à l'âge où les hormones travaillaient dur n'avait jamais ressentit le moindre désir sensuel ou charnel, se retrouva pantelant, haletant, humide sans même s'être touché, l'hydre dans son caleçon se dressant pour la première fois d'une vigueur furieuse. Au milieu de ce tourbillon, restait gravé le visage de son inconnu.

Ce fut l'expérience la plus traumatisante de toute son existence.

Renald Cruser commença alors à obséder Adrien.
Le jeune homme ne mangeait plus qu'à peine, perdant peu à peu le sommeil. Hâve, maladif, il arrivait le plus tôt possible à la faculté et en repartait le plus tard possible pour être sûr de ne pas louper une seule occasion de croiser celui qui était plus que vraisemblablement son Pendant.
Perdu dans une mer nébuleuse, séchant parfois ses propres cours pour ne pas louper le passage du second jeune homme, Adrien se noyait.
Les plaisirs solitaires, brutaux, douloureux, le jetaient dans le monde charnel, petite créature écartelée sur cet autel de honte et d'infortune, ne pouvant s'empêcher de rêver à Ses mains, Ses lèvres, Sa peau, Son parfum, gris d'une mauvaise ivresse, malade de Son absence.

Il eut finalement 19 ans. Et le besoin de son Pendant ne fut jamais plus fort que durant les mois qui suivirent. Il survécut à cela, porté par l'espoir fou d'un jour parvenir à lui parler, à l'approcher. Plus seul que jamais, Adrien n'était plus qu'une ombre. Il avait fondu et, après la boulimie, flirtait avec l'anorexie, dépérissant lentement du manque qu'il ressentait, ce trou dans sa poitrine qui prenait toute la place.

Finalement la rencontre eut lieu. Une rencontre qui devait précipiter la tempête déchaînée au fond de son cœur.

Adrien venait d'avoir sport. Pour une obscure raison des petits plaisantins plus facétieux qu'à l'habitude avaient eut l'idée distrayante d'éparpiller les vêtements du jeune homme près des panneaux d'affichage, sous-vêtements compris.

Alors qu'il ramassait ses affaires en reniflant et en tremblant, misérable et pathétique, Adrien entendit la porte de l'amphithéâtre le plus proche s'ouvrir. Et, alors qu'il se retournait machinalement vers le bruit, ses bras encombrés de ses vêtements salis, il se retrouva nez à nez avec... Renald Cruser.
Un long silence de quelques secondes lui parut une éternité. Il se perdit un instant dans le regard de ce garçon inaccessible à l'allure nonchalante qu'il trouvait si infiniment cool, devant lever les yeux à cause de sa propre taille plutôt moindre. Leurs regards se croisèrent, les yeux noirs d'Adrien, derrière les épaisses lunettes, brillaient comme deux joyaux d'onyx. Il était incapable de respirer. Incapable de parler...
Ses lèvres roses s'entrouvrirent, son cœur battant la chamade. Il allait lui dire... Il allait lui dire... Qu'il l'aimait... Oh qu'il l'aimait tellement... Qu'il était son Unique... Qu'il ne vivait que pour lui, qu'il lui donnait sa vie, son âme et son corps... Tout. Qu'il lui offrirait le Monde au creux de ses ailes, qu'il serait son Ombre, sa Moitié. Son Double destiné. Qu'il était juste... La personne qu'il aimait le plus au monde.
Oh oui, il allait lui dire....

« C'fou d'être n'gligent comme ça 'vec ses affaires... Y'a un slip sur l'poutre là-bas. »

Douche froide.
Douleur. Humiliation.

Cruser le contourna finalement en traînant les pieds, mains dans les poches, son sac sur l'épaule – il avait été renvoyé du cours. Il s'éloigna ainsi, sans se retourner. Sans plus jamais regarder ce drôle de bout de garçon qui était pourtant sa moitié d'âme.

Adrien, comme dans un cauchemar, ramassa ses dernières affaires. Ses oreilles bourdonnaient. Il évoluait dans du coton, chaque geste lui paraissant long, décalé. Son cœur battait à toute allure, au point de l'assourdir. Un goût métallique et ferreux dans sa bouche lui apprit qu'il s'était mordu la langue au sang.

Douleur. Douleur.
Et Haine. Une telle haine, proportionnelle à l'amour porté. Cet amour qu'il ne contrôlait pas. Ce besoin désespéré.

Renald aurait pu l'aider, ou avoir un mot gentil. Il aurait pu lui sourire, simplement. Rien qu'un seul sourire, même sans rien faire d'autre. Rien qu'un geste amical. Il aurait pu faire n'importe quoi. Mais pas cela.
Ne pas se mettre au même niveau que tous ceux qui le bizutaient et le maltraitait. Rien que cela. Un petit geste de rien du tout qui aurait pu changer tellement de choses. Le premier battement de l'aile du papillon.

Son Pendant était comme tous les autres, il ne voyait en lui qu'une chose insignifiante.

Adrien ne se souvint pas de comment est-ce qu'il parvint à rentrer chez lui. Il se retrouva finalement dans les murs familiers qui suintaient son désespoir.
Sa peine, sa déception, son besoin éperdu.

Ses ailes jaillirent encore une fois et il hurla. Un long cri inhumain porteur de toute sa détresse, de toute sa souffrance. La Folie millénaire dont il était l'un des enfants mortels lui détruisit l'esprit, ne laissant qu'un champ de ruines. Il renversa les meubles, déchira les tissus, brisa la vaisselle, balaya d'un geste les livres, les choses matérielles si futiles dont la simple vue lui était intolérable. Pourquoi le Monde était-il encore debout alors qu'il avait si mal ? Pourquoi la Terre ne s'arrêtait-elle même pas de tourner tant les choses avaient perdu leur sens ?

Le jeune homme perdit toute humanité, devenant une bête fauve, un animal brisé dont l'esprit incohérent ne raisonnait plus.
Sa main tomba sur un couteau ayant volé au sol. La Haine brûlait en un grand incendie. Alors, avec une brutalité incommensurable, il bloqua son aile droite au sol, l'immense appendice tressautant comme animé d'une vie propre. Il lutta contre cette partie de lui-même, grognant et hurlant, le couteau frappant l'aile, la poignardant. Il les haïssait, ces appendices qui faisaient de sa vie un enfer de dépendance. Il haïssait sa nature maudite, répugnante, qui l'empêchait d'être comme tous les autres, de mener une vie insouciante, qui le privait de relations sociales au nom du secret.
Alors, l'aura de fureur pure qui l'entourait se dilata, noire, presque salvatrice par sa force qui décuplait les siennes. Le couteau plongea dans la chair de l'aile, si fort qu'il la transperça, la clouant sur le plancher, agitée de soubresauts, un son déchirant s'étant fait entendre un instant. Un son atroce de quelque chose de merveilleux qui mourrait. Ce cri qu'une fée moribonde pourrait avoir en entendant un humain lui dire qu'il ne croyait pas en elle.
Mais Adrien y fut sourd et son esprit dévasté sombra définitivement alors qu'il attrapait le bord de l'aile, l'arrachant avec une violence inouïe.

Il y eut un craquement répugnant, le sang jaillit en un geyser rouge. L'aile tomba, inerte, sur le plancher, l'os qui la maintenait auparavant au dos du jeune homme brisé net, le sang coulant entre les lattes de bois.

Alors Adrien éclata d'un rire hystérique, pantomime funèbre de ce son normalement joyeux. Ses mains tremblantes agrippèrent l'aile arrachée, la brandissant au dessus de sa tête comme un trophée macabre, s'éclaboussant de son sang. Puis, la jetant au sol dans un bruit mou comme un vulgaire sac de chiffons, il se releva en titubant, riant toujours, s'étouffant avec la bave qui lui coulait des lèvres, anesthésié de folie. Il dénicha une boîte d'allumettes et une bouteille de cognac dans le carnage, sûrement oubliée de Cheshire plus d'un an auparavant. Il arracha le bouchon et versa le liquide ambré dans son dos, sa folie le faisant en répandre un peu partout plus que sur lui-même. Craquant l'allumette, il y eut une déflagration et une vague de douleur atroce déferla tandis que les flammes ronflaient soudain, le brûlant au niveau du moignon de l'aile arrachée, faisant fondre la chair de l'aile et les plumes, laissant l'os à nu, attaquant la chair du dos, lui tirant un hurlement dément alors qu'il rampait, le feu prenant autour de lui, langues oranges et voraces. L'odeur insupportable de sa propre chair le fit vomir de la bile et, alors qu'il rampait, sa main toucha l'aile arrachée qui gisait dans une flaque de sang tremblant les plumes qui avaient subitement perdu toute couleur, devenant d'un gris sale, comme si elle avait fané.

Cette vision insupportable mit un dernier coup à son esprit dévasté et, se redressant péniblement à genou, Adrien regarda un instant le spectacle de son appartement en train de prendre feu, les flammes léchant déjà le papier peint, le plancher gémissant comme une voix humaine en brûlant.

La fin de tout... Il sourit. Son poing serra plus fort le bout de son aile morte, l'autre étant rentrée dans son dos sans qu'il ait eut à y penser. Cela n'avait plus aucune importance désormais.
Dans un dernier élan de folie, il puisa dans ses dernières forces et, d'un geste sec, planta l'os de l'appendice décharné dans sa propre paupière, l'os ripant le long de l'arrête du nez et se fichant dans le globe oculaire.

Adrien perdit alors connaissance sous l'onde de souffrance multipliée par son dos gravement brûlé, l'os restant fiché dans sa paupière alors qu'il s'écroulait au milieu de l'incendie rugissant.

Nous étions le 6 janvier 2004.


**
2 ans plus tard.
Février 2006



Iris s’approcha de la barrière mince composée d’une corde rouge épaisse et de poteaux de métal doré. Son regard s’attarda sur un tableau classique, représentant un éphèbe alanguis accompagné du célèbre chérubin Cupidon. « Vénus et le joueur de Luth » l’absorba un instant, promenant sa torche électrique sur la peinture avant de s’en détourner. Le Metropolitan Museum of Art recelait des trésors inestimables et était presque mieux gardé qu’une prison d’état.
Ses pas résonnaient sur le sol dallé, son trousseau de clés lançant à chaque pas un son familier, la matraque tapant légèrement sur sa cuisse.
Un instant, l’homme aux cheveux blonds-roux souleva sa casquette d’uniforme, s’épongeant le front d’un revers de bras.
Il se savait suivit du regard par des tonnes de caméras et il eut un signe de connivence en passant devant l’une d’elle à l’attention de son collègue Hartie qui devait à ce moment même surveiller les écrans.

La routine de cette existence et ce boulot tranquille lui convenait. Il avait toujours été nocturne et bosser en temps que veilleur de nuit dans l’imposant musée était une bonne planque. Lui qui était d’un naturel misanthrope et taciturne préférait largement la nuit au milieu des œuvres d’art qu’il appréciait plus de contempler à la lueur de la torche électrique qu’en plein jour, quand les foules, les bons pères de famille et les étudiants encombraient les longues galeries.
Cependant, ce soir-là, la routine fut brisée par sa torche qui balaya une silhouette en noir à l’immobilité de statue.
Iris se figea. Un homme dont il ne pouvait distinguer les traits se tenait devant un tableau de Jean Claude Monet, les mains dans le dos, immobile dans son apparence contemplative.
Le veilleur de nuit se frotta légèrement les yeux en passant sa torche sur la silhouette qui ne bougea pas d’un pouce, ne tournant même pas le visage vers lui. De très longs cheveux noirs retenus en catogan tombaient sur les reins, par-dessus la chemise noire et le jean de la même teinte.
Iris se demanda un instant s’il ne s’était pas retrouvé tout à coup dans un quelconque film de Vampire, tant l’inconnu en avait l’apparence dans cette obscurité. De plus il y avait cette énormité qui donnait à la scène un côté surnaturel : il était quasiment impossible d’entrer dans le Musée sans déclencher toutes les alarmes ou même d’être simplement visible sur une des nombreuses caméras et ainsi lancer le branle-bas de combat. Son talkie-walkie silencieux attestait pourtant au veilleur de nuit que personne n’avait vu cet homme. Et pour cause, en levant des yeux machinaux, il remarqua qu’ils se trouvaient précisément dans un angle mort.
Homme d’action plutôt que passif, Iris posa une main sur sa hanche, prêt de sa matraque et de son teaser et lança d’une voix forte :
« Hey, vous-là ! Qu’est-ce que vous faites ? Comment êtes-vous entré ? C’est interdit, alors venez immédiatement. Obtempérez et vous n’aurez pas d’ennuis. »

Un silence lui répondit et Iris fit un pas, se donnant l’air menaçant, sa carrure puissante l’y aidant.
« Répondez ! » s’écria-t-il d’une voix autoritaire.
Il n’était plus qu’à quelques pas de l’homme étrange lorsque celui-ci, sans le regarder, laissa entendre le son de sa voix, sans pour autant tourner la tête.

« La Grenouillère… Ce tableau est triste. Les gens ne sont pas heureux et pourtant la lumière s’éclaircit à gauche comme un reste d’espoir. »
« Qu’est-ce que vous dites ? Cessez de vous moquer de moi, retournez-vous et suivez-moi immédiatement ! » Iris fit taire l’impression de malaise qui s’emparait de lui, se montrant bravache alors qu’il était troublé. Troublé par cette voix profonde et grave qui le dérangeait pour une obscure raison.
« Je ne fais rien de mal. Je regarde, c’est tout. » L’inconnu avait gardé sa voix douce et un calme passif, comme s’il savait parfaitement ce qu’il faisait. Ce qui dérangea Iris n’était pas tant qu’il lui réponde cela : c’était l’innocence sincère des propos et leur véracité : à proprement parler c’était parfaitement vrai, l’homme ne faisait rien de mal et regardait.
Cependant son boulot à lui était de surveiller que rien d’étranger ne rentre dans le Musée. Ce type pouvait tout aussi bien être un voleur d’œuvres d’art. Mais alors pourquoi restait-il immobile ici en regardant une toile fixement après être parvenu à entrer au nez et à la barbe de la dizaine de gardiens qui sillonnaient le musée ?
Iris déglutit légèrement et dégaina sa matraque, son regard d’un vert profond se durcissant alors qu’il songeait que si les choses dégénéraient, il pourrait toujours tenter de se faire voir par la caméra et alerter Hartie. Si son inconnu avait apparemment la faculté d’être invisible, lui non.

Iris franchit les quelques pas qui restait entre eux. Sa main gauche s’abattit sur l’épaule plutôt musclée d’un corps à la fois fin, presque délicat et puissant, sa matraque fermement tenue de sa main droite, le long de sa cuisse. A peine ses doigts s’était-ils refermés sur cette épaule qu’un léger sursaut un peu électrique le prit aux tripes et ses ailes cachées tressaillirent, menaçant de sortir sans crier gare – mauvaise idée : elles étaient visibles par tous du fait de son origine Archangélique.
Le veilleur de nuit fronça les sourcils, un instant perturbé par une pensée totalement irrationnelle qui fusa dans son esprit comme une comète égarée : «  j’espère que ce n’est pas mon Pendant. »
Mais, alors même qu’il pensait cela, le brun se retourna vers lui, le fixant d’un seul œil noir. L’autre œil était invisible sous un effet de mèche mais le fil fin trahissant la présence d’un cache œil laissait deviner que le regard était de toute façon monoculaire. Une mauvaise cicatrice barrait l’arrête du nez du jeune homme. Car celui qui le fixait n’avait visiblement pas plus d’une vingtaine d’années.

L’étrange impression le fit lâcher cette épaule. L’œil qui le fixait sans agressivité, avec une sorte de réserve passive, lui était cruellement familier et ce visage, bien que très changé, lui rappelait quelqu’un de précis, dont le souvenir lointain le perturba, ébranlant ses certitudes.
L’image étouffée dans son inconscient de la vieille abbaye aux lourds secrets émergea des brumes du passé.
Son cœur battit sur cette étrange certitude qui naquit en plongeant dans cet œil reflétant une folie latente et secrète. Adrien avait survécu.

« Je ne fais rien de mal. » répéta la voix changée avec toujours dans le timbre grave l’innocence d’un enfant.

Profondément ébranlé, Iris recula légèrement, peinant à reprendre ses esprits à présent qu’il réalisait que cette irrationnelle certitude ne le quitterait plus. Il eut envie de prononcer le nom du jeune homme, de lui demander si c’était bel et bien lui. Quelque chose en lui l’en empêcha. La lourdeur de leur passé commun peut-être ? Il ne savait pas bien. Juste restait en lui une voix unique qui criait qu’il ne fallait surtout pas qu’il le perdre une nouvelle fois. Il était le Bâtard de la lignée, mais était Enfant de Cheshire tout comme lui. Et l’incroyable espoir depuis longtemps perdu de retrouver la Mémoire le prit.
Lui-même avait beaucoup changé, mais il avait désormais peur que son Frère survivant le reconnaisse à son tour et fuit de nouveau. Une part de lui sautait de joie d’avoir retrouvé le Dernier Fils. Une autre, plus sombre et ambiguë, inavouable, en était déçue : il s’était laissé rattraper par la Lignée après dix ans passé au contact de gens normaux.

Il restait cependant un Aîné. Il s’était cru le dernier. Mais l’apparition d’Adrien changeait tout, déstructurant le monde pour le remodeler. Le soulagement de ne plus être le seul se mêlait étroitement avec la déception.

Pendant qu’il songeait, le jeune homme l’observait avec une sorte de curiosité troublante, son expression avait quelque chose de touchant, de beau, juste éclairé de la lumière de la lampe de poche et de la légère clarté des veilleuses.
Le petit insecte était devenu un étrange papillon.

« Pourquoi êtes-vous entré par effraction plutôt que la journée si vous vouliez seulement regarder ? »
Iris s’était reprit et son ton s’était fait plus sévère alors que ses yeux verts se posaient sur la silhouette svelte d’Adrien, le détaillant silencieusement. Il avait tant changé…

« Parce que les tableaux ne donnent leur vraie beauté que dans la pénombre. » dit finalement le jeune homme à sa manière troublante de s’exprimer, mélange de maturité et d’immaturité. Un peu têtu comme les gamins qui répètent leur version des faits sans en démordre.
« Vos parents seraient mécontents si vous finissiez au poste. » Tenta Iris, ses yeux plissés fixant toujours ce visage à la fois totalement étranger et si familier.
« Je n’en ait plus. »
« Quel est votre nom ? »
« Je ne sais plus bien. On m’appelle Crow. »
« Corbeau ? »
« Parce que j’ai apprivoisé trois jolis corbeaux et que ce sont mes amis. Alors les gens disent cela. »

Iris resta un instant pensif. La manière de s’exprimer d’Adrien était un peu semblable à celle qu’il avait déjà à l’abbaye. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais entendu le garçon proférer le moindre mensonge et sa franchise avait toujours eut quelque chose de dérangeant, comme à cet instant. Il savait aussi qu’Adrien – si c’était bel et bien lui – aimait beaucoup les oiseaux. Un jour il avait ramené un jeune corbeau tombé du nid à l’abbaye, en osant demander à Glaedr s’il pouvait le nourrir. Mais le cruel adulte avait alors prit l’oiseau qui piaillait des mains du gamin et l’avait étranglé jusqu’à ce que le petit corps emplumé cesse de tressauter, sous le regard tétanisé de peur de l’enfant avant d’abandonner le corps tiède de la bestiole sur les dalles.

Iris soupira légèrement. Se souvenir des évènements de l’abbaye, de Glaedr et du passé lui était pénible, après avoir compris leur propre monstruosité au travers du regard des autres. Il s’était d’ailleurs brouillé avec Glaedr à cause du sort du petit Bâtard.

« Alors Crow, je m’appelle Iris. »
L’homme avait conscience de jouer le tout pour le tout en révélant son nom. Il avait tout à la fois peur de la réaction d’Adrien et en serait soulagé. Cependant, il ne se passa pas du tout ce qu’il pensait.

« Iris ? » fit la voix curieuse, l’œil brillant légèrement alors qu’il détaillait le visage du veilleur de nuit qui déglutit de nouveau avec nervosité, certain d’être démasqué et de voir s’enfuir son Frère. « J’ai connu un homme qui s’appelait comme vous il y a longtemps. C’est amusant. »

C’était tout ? Iris haussa un sourcil. Adrien était-il amnésique ? Sans doute, puisqu’il ne semblait pas du tout faire le lien entre l’homme face à lui et son Aîné, le regardant au contraire toujours d’une adorable manière, au point que son cœur s’en serra.
Ses derniers doutes étaient dissipés. Il n’était plus seul dans un monde qu’il n’aimait pas vraiment.
La concrétisation de son pressentiment de neuf ans auparavant et qu’il avait pensé avoir oublié et y avoir renoncé prenait tout son sens.
New-York abritait bel et bien le Dernier Fils. Et peut-être même la Mémoire…

« Où vivez-vous ? Vous avez un endroit où aller ? » Demanda finalement Iris en remarquant la pâleur d’Adrien, s’inquiétant dans un sursaut protecteur pour le jeune homme qu’il n’avait jamais battu mais jamais aidé non plus. L’absurdité de son propre comportement lui avait occasionné assez de culpabilité ces dernières années pour ne plus s’en encombrer une fois face à l’unique personne qui pouvait se targuer d’être relié à son existence. Il avait beaucoup vu de jeunes hommes orphelins être dévorés par la grande ville, tomber dans la drogue et la prostitution, la misère et les délits.
« Pas vraiment. »
« Vous avez un toit au moins ? »
« Non. »
« Depuis combien de temps n’avez-vous pas mangé ? »
« Depuis avant-hier soir. Mais ce n’est rien, je n’ai pas besoin de beaucoup manger vous savez. Les gens sont gentils avec moi. »
« Gentils ? »
« Ils me donnent de la nourriture ou des dollars contre des services. »

Iris n’avait pas conscience d’être inquisiteur. Il était d’un naturel assez brut, et sa misanthropie le rendait toujours un peu incisif et autoritaire.
Serrant les dents, il rengaina sa matraque qu’il avait machinalement gardée à la main sous le regard curieux de son cadet. Il fit un rapide calcul, Adrien devait avoir vingt-deux ans à peine. Des services hein ? Il se força à rester calme et à ne pas secouer le jeune homme en lui hurlant dessus de l’immoralité de la chose.
« Vous vendez votre corps ? »
« Des fois. Pas toujours. Pourquoi ? Vous voulez ça, pour votre silence ?»

Iris en resta comme deux ronds de flan, soufflé par l’aplomb et la franchise désarmante d’Adrien. L’œil innocent et tranquille était levé sur lui – il faisait une petite tête de moins que lui, n’ayant jamais été très grand – et le visage aux traits gracieux était séduisant, les très longs cheveux couleur de jais lui donnaient un charme fragile mais presqu'un peu inquiétant. Il avait l’air dérangeant d’un lion déguisé en biche. Quelque chose de malsain mais de beau émanait de lui, le rendant magnétique d’une manière très personnelle. La cicatrice qui barrait le visage et se perdait sous les cheveux qui cachaient son œil protégé du cache noir lui donnait du mystère. Une profondeur de bête blessée.

« Non. Mais je veux que tu m’attendes à la fin de mon service. Maintenant file d’ici comme tu es rentré et sans te faire choper. »

Le surnommé Crow hocha la tête, l’air à la fois sauvage et docile, et, tournant le dos à Iris, s’en fut à pas silencieux dans la galerie, laissant le veilleur de nuit contempler sa fuite en jouant des zones d’ombre.

**
Revenir en haut Aller en bas
https://themes-de-liv.forumactif.org
Archange ~ L'Enfant Blanc. [PNJ]
Messages : 57
Date d'inscription : 16/09/2009

Feuille Test
Test:
barre test:
Histoire Crow Left_bar_bleue10/10Histoire Crow Empty_bar_bleue  (10/10)
Livia666
Livia666
Histoire Crow Empty
Message Histoire Crow I_icon_minitimeSam 9 Oct - 15:53

Histoire Crow 1010090330111001816893484
**

Tout en ôtant sa veste d’uniforme dans les vestiaires, Iris songeait à son cadet. Un étrange malaise le prenait à l’idée que le jeune homme vende son corps, même occasionnellement. Un sentiment de possessivité le prenait au creux du ventre. Même Bâtard, il restait son Frère. Il espérait que le jeune homme soit obéissant et l’attende. Ce n’était pas gagné. Peut-être aurait-il dû le garder avec lui ? Non de toute façon il aurait été emmené au poste de police pour effraction.

Refermant son casier d’un coup de poing, l’homme grogna légèrement de frustration. Pourquoi revenait-il maintenant alors qu’il s’était résigné à oublier sa propre nature ?


Finalement, Adrien avait attendu. Iris trouva le garçon sur le trottoir, le nez en l’air, qui regardait le bâtiment, les mains derrière le dos. Dès qu’il vit l’homme blond, il s’avança vers lui en souriant avec cet air à la fois candide et méfiant. Iris s’en sentit touché. L’enfant de jadis avait bien changé. Par quelles flammes était-il passé pour être devenu ainsi ? Qui l’avait modifié, touché, souillé ou encouragé ?

« On va chez moi. Viens. » Le ton d’Iris était autoritaire mais sans méchanceté. Il ne prit pas exactement la mesure du fait qu’Adrien pourrait de méprendre sur ses intentions.
Desserrant sa cravate, Iris chemina en silence au milieu des lumières de la ville qui ne dormait jamais. Il était quatre heures du matin.


Le jeune homme mangeait du bout des lèvres, gardant une pudique retenue alors qu’il devait mourir de faim. Il avait dit avoir l’habitude mais avait accepté le repas chaud offert par son Aîné qu’il n’avait toujours pas eut l’air d’avoir reconnu. Tant mieux, songeait Iris, tout en observant les moindres faits et gestes du plus jeune, en proie à une certaine perplexité, des questions ne cessant de tourner en vain dans son esprit, qu’il ne pouvait encore poser. Il lui faudrait garder Adrien non loin, maintenant, s’il voulait un jour savoir la vérité et l’emplacement de la Mémoire.

Tout en songeant, une main sous le menton, son coude appuyé sur la table, Iris ne vit pas le jeune homme se lever, tressaillant légèrement lorsqu’il sentit une main chaude sur la sienne. Interloqué, ses yeux se levèrent sur le brun qui venait de capturer ses doigts, les portant à ses lèvres pour les embrasser. Le contact chaud de la langue d’Adrien sur la pupe de ses doigts le fit froncer les sourcils et il retira sa main avec autorité, se relevant pour toiser le Demi-Archange dans une expression sévère :
« Je peux savoir ce que tu fais ? »
« Je veux coucher avec vous. »

L’adulte manqua de s’étouffer en croisant la prunelle noire et candide levée vers lui, le ton désarmant de celui qui se faisait appeler Crow le laissant un instant sans voix. Mais Iris trouva assez de contenance pour croiser les bras.

« Je t’ai déjà dis que je ne voulais pas que tu me paye comme ça. »
«Je sais.  Je veux quand même coucher avec vous. S’il vous plait. »

Iris se massa l’arrête du nez en soupirant, agacé du comportement têtu de son Frère, qu’il ne comprenait pas. Lui-même n’était pas frigide, bien qu’il n’ait pas de partenaire fixe, et il lui arrivait parfois de passer la nuit dans d’autres draps, de manière plus ou moins régulière. Il était un homme, après tout. Mais cette fois-là, il préférait ne pas céder à l’évidence : celle qu’il désirait de la plus simple des manières, prendre ce corps et le marquer comme sien. Dix ans d’une vie différente lui avaient ouvert l’esprit sur le fait que la consanguinité et l’inceste étaient des choses réprouvées par la morale. Il s’en moquait un peu, c’était la tradition de leur famille et, plus âgé qu’Adrien de quatorze ans, il avait été plus longtemps soumis à cette doctrine de vie.
Le fanatisme propre aux membres de la Lignée l’avait quitté pour un sentiment plus détaché, mais certaines choses restaient capitales, bien que reléguées à un coin de son esprit dans la vie banale qu’il vivait.

« Tu ne me connais pas. On ne couche pas avec les inconnus, Crow. Se prostituer est réprouvé par la loi, et par la morale aussi. »
« Je ne me prostitue pas, je veux que vous couchiez avec moi, c’est tout. » Encore ce ton candide et patient. Adrien fit un pas vers son aîné, le frôlant désormais et il se mit au devoir de défaire les boutons de sa propre chemise, laissant petit à petit voir un torse laiteux, à la musculature harmonieuse mais parcouru de cicatrices anciennes, laissées par le fouet. La trace des coups de Glaedr qu’il n’avait jamais empêché lui firent mal au cœur et Iris réprima une grimace de culpabilité. « Je vous plais ? »
« Ha ! Tais-toi un peu. Arrête ton numéro de charme. Je ne vais pas faire ça avec un gamin tout juste majeur ! »
« J’ai vingt-deux ans. Je suis majeur. Je veux vraiment le faire. »
Iris serra les poings, partagé entre une indulgence paternaliste et un désir bouillant et possessif qui lui brûlait les sens. L’idée qu’Adrien puisse seulement faire ce genre de choses avec les hommes le rendait malade de rage et d’une forme étrange de jalousie.
Le jeune homme, tranquillement, défit le premier bouton de son jean, l’élastique du boxer gris commençant à apparaître. Une bosse caractéristique déformait l’avant du pantalon qui s’ouvrait peu à peu. Zone vers laquelle Iris, malgré toutes ses bonnes résolutions, ne put s’empêcher de baisser le regard. Sale gosse.

L’envie de lui le prit finalement sournoisement aux tripes. L’œil de biche exprimait une douceur tentatrice, prunelle de velours bordée de longs cils noirs dans laquelle il se perdit un peu. Il était la pomme du jardin d’Eden, désirable d’une candeur qu’il pensait fausse pour appâter le chaland.
Mais plus que tous les charmes étranges de son Frère, c’était la pensée que d’autre avant lui aient pu voler ce trésor, arracher la virginité de cette chair désirable, sûrement sans précaution aucune et ni avoir offert de plaisir à ce joli corps qui se pressait au sien, chaud et remuant. La pensée de ce beau minois parcouru de larmes de honte et de douleur le mettait dans une rage sourde.
Alors, d’un bras possessif, l’homme attira son cadet contre sa poitrine aux muscles puissants, sentant la respiration vive d’Adrien chatouiller son cou.
Le désir monta de le voir lever sur lui son œil unique et ses doigts passèrent sur ce visage devenu séduisant, passant sous la lourde mèche de cheveux, sentant le cache-œil sous ses doigts, résistant à la tentation de lui demander qui l’avait blessé. Son index traça la forme de la cicatrice où la peau plus lisse était douce.

Iris souleva Adrien, le jeune homme passant aussitôt ses bras autours de son cou alors qu’il le portait sans efforts, ouvrant la porte de sa chambre et déposant le garçon sur le lit, se sentant bêtement ému de le voir là, après dix ans. Le désir se mélangeait à ses propres scrupules mais, comme s’il l’avait sentit, Adrien l’attira avec une force obstinée, le faisant à demi tomber sur lui, les bras un peu levés, respirant vivement, semblant étrangement intimidé. Encore un jeu de catin ?

Cependant, vaincu alors que le bassin aguicheur se frottait un peu au sien, Iris envoya paître ses pensées. Sa bouche ravit celle du jeune homme, aimant sentir cette maladresse audacieuse dans chacun des gestes de ce drôle d’oiseau noir. Le baiser lui laissa une étrange impression. Un goût encore un peu adolescent là où son cadet avait un physique mature, effrayant par la manière un peu maladroite que celui qui se prostituait avait d’embrasser. La rougeur des joues d’Adrien valait cependant tous les doutes et il l’embrassa sur le front, faisant soupirer le brun d’un plaisir plus chaste.
Le désir, chose primaire, animale, ne souffrait pas d’être tâché de pensées abstraites. Seule l’envie demeurait, vivace, embrasant son propre corps sous les caresses touchantes de maladresse de son Frère. Ce dernier se coulait le long de son corps désormais nu, sa bouche parcourant les muscles agréables du veilleur de nuit adepte plus ou moins régulier des salles de sport. Iris soupira lorsque le visage aux courbes élégantes se releva vers lui après avoir joué près de son nombril, sa main posée sur le sexe en érection de son aîné, comme pour guetter son approbation, obtenue d’une caresse sur ses longs cheveux touchés attachés, mais dont les pointes chatouillaient par instant sa peau pâle.
La bouche s’activa bientôt à l’honorer, le rythme d’abord lent s’accélérant sur le membre et Iris se cambra, flattant de quelques caresses tendres la tête et les épaules de son partenaire alors que le plaisir commençait à se faire plus sérieux, plus intense. La vision de son jeune Frère appliqué à sa tâche avec un sérieux et une bonne volonté désarmante valait bien des trésors.
Lorsqu’Iris jugea qu’il ne pourrait guère se retenir plus longtemps, il se pencha, ramenant son cadet à ses lèvres mais s’attirant un regard embué d’une timide humidité. Vision érotique. Adrien était silencieux, discret dans ses petits gémissements alors que son aîné l’attirait contre son torse, l’asseyant sur ses cuisses pour le masturber. Iris se délectait des attitudes adorables du jeune homme aux cheveux noir qui se mordait le doigt pour ne pas crier de plaisir sous cette main qui jouait de son désir.

D’autres hommes que lui avaient vu un spectacle aussi mignon. D’autres hommes avaient souillé son Frère, le Fils de Cheshire. Que des Mortels pathétiques aient pu se permettre une telle audace lui était insupportable. Le petit Bâtard valait peut-être moins que l’un d’entre eux, de descendance plus pure mais ils étaient les derniers.
Il ne pourrait pas laisser Adrien disparaître de nouveau. Alors, serrant plus fort le Demi-Archange, Iris prit ce corps alanguis qui tremblait un peu entre ses bras et le fit sien, alternant douceur et rudesse, sans remarquer que l’attitude farouche et intimidée du jeune homme n’était pas qu’une comédie jouissive de fausse pudeur érotique.


Adrien remua contre lui et il resserra ses bras autours de lui avec possessivité, appréciant la sensation d’un corps dénudé épousant le sien. Entrouvrant un œil paresseux, il laissa courir son regard sur le jeune homme, appréciant de le voir si changé, presqu’un homme malgré des attitudes puériles. La belle voix rauque était mélodique lorsqu’il criait de plaisir.
Flattant les très longs cheveux avec un sourire appréciateur, Iris eut la surprise d’entendre Adrien murmurer subitement alors qu’il le pensait endormi :

« J’ai mentit. C’était ma première fois. »

Histoire Crow 1010090330111001816893485
**
Onze mois plus tard.
Janvier 2007

Le silence de l’appartement lui fit mal. Ce n’était pas ce silence complice qui rythmait son quotidien depuis dix mois. C’était un silence froid et pesant, qui le glaçait jusqu’au fond du cœur.
Partir… C’était un mot cruel. Deux syllabes résumant à elles seules toute la peine, la détresse et le besoin.

Adrien avait disparu depuis un mois. Et lui ne s’était jamais sentit aussi seul. Aussi las. Il aimait tant son Frère… Il avait pensé, bêtement, qu’ils ne seraient plus séparés. Pas après dix mois de relation. Il avait pensé que le jeune homme resterait à ses côtés. Rien, aucun signe ne l’avait préparé à ce vide pire qu’une rupture ou un suicide.
Il avait été là, puis avait simplement disparu. Pas de traces de lui. Plus d’affaires. Seul l’album photo était resté rangé, unique trace d’un souvenir envolé. Il manquait une photographie. Une de lui-même. Etrange adieu sans un seul mot prononcé.
Son oiseau noir s’était envolé.

Le cœur lourd, Iris s’arrêta en frissonnant sur le bord de la route déserte, jetant un œil à l’enseigne rouge et clignotante du Motel. Le mauvais whisky ne suffisait même plus à lui vider l’esprit. Il ne cessait de penser à Adrien. A sa manière d’être, à la fois si touchante et pourtant sauvage. Autant le jeune homme pouvait se montrer bavard et curieux, autant il ne livrait jamais le moindre secret. Il avait pensé avoir encore le temps de les apprendre. Il ne saurait pas ce qui avait fait qu’il s’était retrouvé à New-York, borgne, cruellement balafré – sa cicatrice du visage était la moindre, une immonde marque de brûlure s’étendait sur la moitié de son dos, ajoutée aux traces des maltraitances de Glaedr.
Il ne savait pas plus où était la Mémoire. Et Adrien ne l’avait pas reconnu.

C’est lorsqu’on perd ce qui nous est cher que l’on se rend compte de la valeur infini de ce lien. Iris avait retourné presque tout New-York et les patelins avoisinant, sillonnant les routes et les lieux publics dans l’espoir de le retrouver. L’espoir de le voir revenir allait en s’amenuisant et finirait certainement par disparaître au fil du temps. Cependant, Iris doutait pouvoir un jour oublier.

Des souvenirs nostalgiques lui venaient. L’installation d’Adrien chez lui avait plus été un squatte en règle de son appartement. Le garçon était si têtu… Il était partit le lendemain matin de leur première nuit en temps qu’amant, laissant à Iris un sentiment mitigé de trouble et de désir. Puis était revenu avec un sac et les cheveux coupés aux épaules en un dégradé harmonieux. Il faisait plus homme, ainsi. En le voyant sur le pas de sa porte, dansant d’un pied sur l’autre, Iris avait su qu’il ne pourrait plus le laisser repartir. Adrien semblait fait pour se nicher si parfaitement dans l’écrin de ses bras. Il était son trésor, le Dernier Fils. Il avait apprit à ne plus se soucier de la faute originelle de Laetin, considérant lentement le jeune homme comme un membre inestimable de la Lignée. Son intelligence rare et posée l’avait finalement plus séduit encore. Sa sensualité timide, comme une fleur ne demandant qu’à éclore, avait un charme envoûtant. La beauté de son corps marqué qui avait tellement changé en dix ans le comblait.
Il n’avait pas besoin de savoir immédiatement les secrets d’Adrien et la cachette de la Mémoire. Il n’avait pas besoin non plus de lui dire la vérité sur leur lien. Il voulait encore le garder, auprès de lui. Tout n’avait pas été rose. Certaines disputes s’étaient envenimées en éclat de voix et de colère, pour des broutilles.
Mais Iris aimait Adrien – qu’il appelait Crow pour marcher dans son jeu – malgré sa propre logique. Il avait voulu croire que le jeune homme l’aimait aussi.

Finalement, cela avait-il été le cas ?

**
Un mois plus tard.
Février 2007


Adrien leva le nez vers le ciel, ses jambes se balançant dans le vide depuis le rebord du toit de l'immeuble. Pas d'étoiles, juste des nuages couleur pétrole dans les cieux nocturnes, reflétant les innombrables lumières de la ville.
Cela faisait trois ans et un mois. Presque pile.
Il était mort trois ans plus tôt, dans cet appartement en flammes. Mort sur le papier, mort judiciairement. Lui qui n'avait eut qu'une fausse identité n'avait désormais plus d'identité du tout. Plus rien.

Il se souvenait de l'odeur médicamenteuse de l'hôpital lorsqu'il avait finalement reprit conscience. Mélange abject de javel, de désinfectant et de médicaments. Avec en relent final, comme une note de fond, l'odeur de la souffrance et de la mort. Cela avait été ses premières retrouvailles avec le réel. Sa première bouffée de survie.
A quoi bon finalement ? Il n'était déjà plus tout à fait Adrien lorsqu'il rouvrit un seul œil noir. Adrien était mort, comme il aurait dû l'être dans ces flammes purificatrices.

Trois semaine de coma léger et de soins intensifs pour grand brûlé... La chair de son dos gardait la trace indélébile de sa propre folie. Borgne d'un œil. Il ne restait pas grand chose finalement, de lui, de son monde. Juste quelques cendres, un peu de fumée.
Il avait été déclaré mort. Il ne l'était pas. Il avait survécu.
Il ne savait pas bien comment, bien qu'il ait des soupçons. Cheshire. Cheshire était-il encore intervenu dans sa vie ? Était-ce bien lui qui l'avait condamné à une reprise de son enfer personnel ?
Il aurait tellement voulu être mort ce jour là...
Défiguré à vie, la chair de son dos à vif se reconstruisant lentement au prix d'intolérables douleur que même la morphine ne soulageait qu'à peine, une aile arrachée et un œil en moins. Triste bilan lorsqu'on n'a que dix-neuf ans. Etait-ce le prix de son Pêché Originel ? Le prix de sa naissance impie qu'il avait finalement finit par payer afin d'expier la faute de sa propre mise au monde ? Il finit par le penser, au travers des cendres grises de ce monde effrité et incohérent.

Il avait tant souffert, sur ce lit d'hôpital d'une clinique privée, le silence des médecins acheté à prix d'or sans qu'il le sache. Pour que le Monde pense qu'Adrien était mort. Il avait voulu ce jour là se donner la mort. Il ne restait de lui qu'un entrefilet dans la rubrique nécrologique locale.

Mort, il l'était sans doute. Mort de quelques mots de trop.
Entre les draps trop blancs, Adrien avait pleuré ce Pendant qui l'avait si profondément déçu, blessé. La chose qu'il était, croisée par hasard dans le miroir en se trainant un matin aux toilettes, le dégoûtait.
Finalement, peut-être méritait-il tout ce mépris... Ce rejet des autres. Le rejet de Renald Cruser qui lui labourait le cœur et les entrailles. Lui qui l'aimait tant, lui qui était sa moitié d'âme n'était qu'une chose pathétique et brisée qui avait désormais le crâne rasé vu que ses cheveux avaient en partit brûlé dans l'incendie et le corps en lambeaux.
Très maigre, décharné, il se perdait peu à peu hors du temps et du monde, bercé par les flots gris d'une amertume profonde comme la mer. L'impression de n'avoir aucune place en ce monde, de n'avoir pas même été digne de la gentillesse de son Pendant le brisaient lentement, son aile unique dépérissant avec lui, semant des plumes noires et bleues sur le lit blanc comme les arbres en hiver.

Perdu dans ce lit trop grand, seul avec trop de pensées, le petit Bâtard perdit la notion du Temps et de l'existence.

Et puis, finalement, au détours de quelques méandres de cet esprit brisé et pourtant brillant, débridé de tous ses derniers carcans et inhibitions, naquit le début d'un plan.

Une volonté nouvelle et fraîche, comme un souffle venu de cette fenêtre aux montants blanc qui ne lui offrait la vision que d'un peu de ciel bleu et de toits crasseux.

Dans cette chambre close depuis des mois, seulement visitée par les médecins, souffla un vent nouveau. La bourrasque en tempête ôta la mue de la petite créature malingre. La chrysalide s'entrouvrit.

Le 23 mai 2004, cinq mois après son hospitalisation, un jeune homme aux cheveux très courts sortait finalement de l'hôpital.

Adrien se fit passer pour un fugueur et se perdit dans la grande ville, se fondant dans la masse, apprenant la rue, lui qui ne l'avait jamais connue. Avec l'argent de Cheshire, cependant, il s'offrit l'inscription à toutes sortes de clubs sportifs, de la salle de gym aux cours de yoga.
Il logeait dans des squats, refusant de revenir à son identité passée. Ne se liant à personne, goûtant aux drogues pour mieux comprendre, sans pour autant franchir le pas de la came régulière. Il prit goût à la clope. Goût à la nicotine chaleureuse dans ses poumons, qui réchauffait un peu, l'hiver. Il connu la faim, le froid, malgré son argent personnel. Il voulait tout savoir. Il vécu d'expédients, de petits boulots ingrats qui forgeaient sa résistance.
Il apprenait. A aimer cette liberté sans conditions presque sacrée, cette existence rythmée de petits jobs mal payés, de cours dans les salles de sports. Petit à petit, son physique s'affirma, sa voix mua lentement.

La chrysalide, à chaque mois un peu plus, s'ouvrait sur quelque chose qui brillait encore que doucement.

Ses cheveux finirent par repousser, cachant en partie le cache-oeil qu'il portait pour masquer une orbite vide. Il ne voulait plus penser. Penser à Cheshire, à la Lignée. La Mémoire avait brûlée avec lui. Tant mieux. Tant mieux puisqu'il était le dernier. Pensait-il. Le dernier Fils.

Il ne voulait plus de cet héritage. Il ne voulait plus être Adrien. Il se faisait appeler un peu tout et n'importe quoi en général, en fonction du prénom qui lui passait pas la tête. Il était inscrit dans les clubs sous six noms différents. Mais sans nom, Adrien perdait lentement sa propre identité...
Ce qu'il était, qui il était devenait lointain et flou. Il ne savait comment se dénommer et perdait en cela insidieusement sa propre humanité.

**

Des croassements l'avaient réveillés. Visiblement des corbeaux nichaient au dessus de la porte du magasin en ruine où il s'était réfugié cette nuit là.
Émergeant de son sac de couchage, Adrien s'étira, s'étonnant du raffut disgracieux des oiseaux noirs, dont le chant n'avait rien d'agréable pour la plupart des gens. Lui les aimait, ces étranges oiseaux tout noirs et plutôt laids dont le cri n'avait rien de trilles musicales. Ils lui ressemblaient. Ils étaient souvent chassés, souvent moqués pour leur disgracieuse apparence. Il avait pourtant appris que c'était des animaux d'une grande intelligence. Noirs comme lui. Noirs comme la suie qui recouvrait son passé.

Le vacarme s'amplifia et Adrien soupira, sortant voir de quoi il en retournait. Deux gamins étaient en train de piller le nid, se faisant la courte échelle, faisant chuter deux des oisillons malgré le vol tourbillonnant de la mère oiseau qui tentait de protéger son nid. Le gros volatile ne semblait guère impressionner les deux voyou qui tentaient de renverser le nid, le dernier oisillon piaillant au milieu du vacarme. Finalement, l'un d'eux s'empara d'un caillou et, avec une adresse morbide, atteignit la mère qui s'effondra au sol, le cou rompu dans sa chute. Le corps ailé fit un bruit mou en heurtant l'asphalte.

Adrien se figea. Une colère sourde monta en lui, se lovant dans son ventre comme une hydre furieuse. La rage de voir la méchanceté gratuite humaine fit remonter trop de souvenirs.
Glaedr qui tuait le petit corbeau qu'il avait ramené... Le mépris des autres sur lui-même... les bizutages... La phrase meurtrière de son Pendant... Tous ceux qui le traitaient comme un paria, le maltraitaient... L'abandon de Cheshire...

L'aile s'étira dans un craquement terrible, emplissant toute la rue, immense, royale, terrible. Une seule aile. Mais sa fureur face à la stupidité et la cruauté humaine déclencha le pire.
Une onde dévastatrice de puissance et de courroux Archangélique vint frapper les deux enfants avant même de pouvoir réaliser ce qu'il faisait.
Ils s'écroulèrent, subitement, leurs yeux vides qui ne verraient plus tournés vers le ciel, du sang coulant de leurs bouches. Morts avant même d'avoir compris pourquoi ou comment

Le jeune homme, brûlant d'une haine brute, se pencha au milieu des deux cadavres, les foulant au pied, ramassant les deux oisillons, la mère morte gisant tout près, victime de la bêtise humaine. Délicatement, Adrien attrapa le troisième oiseau et, tendrement, ôta son blouson pour les y nicher, caressant les petites têtes si fragiles, sachant qu'un mauvais geste pourrait leur rompre le cou.

Mais, alors qu'il reprenait ses esprits, la peur le prit en découvrant les corps sans vie. Morts... Assassinés.
Il recula alors, plongé dans une nouvelle horreur bien différente que celle qu'il connaissait tant. Il avait arbitrairement prit la vie. Il avait tué, lui qui était un être d'essence si gentil. Il n'avait rien d'un meurtrier et venait d'en devenir un. Il avait tué deux enfants.

Assassin... Assassin...

Fou de terreur, sonné par son geste irréparable, Adrien perdit ce jour là ses dernières illusions. Son innocence s'effrita définitivement. Ne laissant que les cendres après le brasier immense qui l'avait jeté en pâture à un monde qu'il n'aimait pas.
Il fuit alors, changeant même de ville, traversant en stop une partie de l'Amérique, rejoignant Chicago.
Mais dans son sillage suivaient trois jeunes corbeaux qu'il nourrit et chérit de son mieux. Trois orphelins comme lui. La preuve de son pêché meurtrier. Afin de ne jamais oublier l'horreur de son geste.
Trois oiseaux qui le suivaient désormais, familiers et présents, revenant toujours vers leur maître, où que ce dernier se trouve, comme trois ombres sauvages et sécurisantes.

Vers le Demi-Archange maudit qui avait donné deux vies humaines pour des vies d'oiseaux.

Adrien resta près d'une année à Chicago.
Les derniers fragments de chrysalide tombèrent. Dévoilant un beau jeune homme étrange, décalé. Un drôle de jeune homme dont on ne se moquait plus. On l'appela Crow en raison des oiseaux. Et il continua un temps une vie aléatoire. Il manqua presque d'être en paix... Presque. Le souvenir de ses tords, de sa douleur, le rappelaient à New-York. Il y revint. Toujours vagabond. Il était connu des clochards, de cette faune qui ne vit que dans les plus basses fosses. Et il brillait. Il brillait comme une belle étoile noire. Un bijou d'obsidienne. Lui qui n'avait jamais été seulement regardé était comme une perle éclatante perdue dans la misère et la crasse.

Il fit un jour quelque chose de fou. Doué pour persuader les gens, Adrien désormais dénommé Crow usa de ses talents sur un médecin de la clinique où il avait été hospitalisé si longtemps. La perte de son œil demeurait vivace. La cicatrice qui lui barrait le visage, infâme, ne faisait que lui rappeler, jour après jour, les propos de son Pendant et sa folie. Insupportable souvenir.
La honte de se présenter un hypothétique jour devant son Pendant comme borgne, marqué à vie et une aile arrachée prit le pas sur le reste.
A grand frais, il persuada le fameux médecin de tenter sur lui une chose ignoble : une greffe d'œil humain.
Adrien savait qu'il ne reverrait jamais de l'œil gauche, mais il pourrait ainsi donner le change. Néanmoins, ce fut un œil bleu vif qu'on lui greffa. Une prunelle noir d'ébène. Et une autre bleu azur. Paradoxe. Il aurait pu mourir sur la table d'opération. Il survécut. Comme toujours.

Et cet œil ignoble fut encore caché pendant un long moment... Un long moment jusqu'à ce que...


Le jeune homme sur le toit passa sa main sur son visage, le souvenir était douloureux. Se souvenir de lui, penser à lui à l'imparfait le brisait entièrement.
Du fond du cœur... Il l'aimait encore.

Iris lui apparut un jour au hasard de ses errances dans la ville démesurée. Adrien – qui ne se faisait désormais plus qu'appeler Crow – jouait avec ses trois oiseaux un soir dans un petit parc de la ville, proche d'un musée. Insouciante existante rythmée d'apprentissages servant un début de plan qui commençait à se former en lui, noyau terrible d'une vérité qui serait bien plus tard sa croix à porter.
Il le vit passer, haut et fier, ses cheveux blonds et ses yeux verts le transperçant au cœur. Comme jaillit d'une photo souvenir jaunie gardée au fond de son esprit, ce passant le jeta dans la douleur des souvenirs.

Le beau jeune homme en noir, aux cheveux si longs désormais qu'ils touchaient ses reins, regarda passer l'autre et dut lutter de toutes ses forces pour retenir son aile qui faillit jaillir subitement. Drôle de réaction. Il avait pourtant rencontré son Pendant... Alors pourquoi est-ce que cet homme, cet inconnu, déclenchait ce tumulte dans sa tête, dans son corps ?

Le détour du sentier du parc. Il avait disparut entre deux arbres, emportant dans son sillage le parfum fané d'un autre temps.
Délaissant ses corbeaux, Crow s'avança sans un bruit, ombre parmi les ombres du soir. Il savait se jouer des lumières pour mieux devenir invisible. Cet homme avait en un instant ouvert en lui les vannes d'un désir trouble et violent. Il ne savait même pas encore pourquoi...

Ensorcelé sans y comprendre grand chose, Crow revint chaque soir dans le parc. Observant chaque soir la marche nocturne de son inconnu. Un désir violent, un besoin puissant naissant dans son ventre alors qu'il se souvenait peu à peu... Le passé si lointain de sa vie à l'abbaye... Iris.
Iris qui était en vie, contrairement aux affirmations de Cheshire. Un mensonge de plus. Un mensonge de trop.
Iris était à New York. Il n'était pas le Dernier Fils.

Crow savait pourtant qu'il ne pouvait se présenter devant Iris en temps qu'Adrien. Adrien était mort. Il n'existait plus. Renald Cruser l'avait tué un jour. Et au milieu de l'ombre nébuleuse de ses secrets desseins, de son plan terrible, naquit l'amour éperdu pour son Frère. Ce Frère qu'il avait jadis idolâtré. Duquel il avait tant espéré un peu de tendresse.
Mille fois le jeune Adrien avait refait en songe l'histoire contenue dans la Mémoire alors qu'il était en Amérique. Il s'y voyait, destiné à Iris, accepté et cajolé comme tout Enfant de Cheshire et non plus comme un Bâtard. Iris l'aurait aimé. L'aurait protégé de Glaedr. Et de cette douceur fantasmée naissait l'envie bien réelle d'appartenir au seul qui détenait la clé de leur Vérité. Le seul qui pourrait comprendre cette réalité.

Crow détestait toute ces réminiscences qui l'envoûtaient, le pressait sur les pas d'Iris. Il n'était plus Adrien. Il n'était plus si naïf. Il était mort.
Il ne pouvait pas aimer son Frère. Il n'en avait pas le droit. Parce que personne ne pouvait l'aimer, lui, le Bâtard, l'Erreur Impie. Et pourtant, oh comme il le désirait ! Comme il espérait rien qu'un instant se réfugier dans les bras puissants de son Aîné. D'y oublier ce qu'il était devenu.

Poussé par ce besoin mystérieux, cet amour puissant né de retrouvailles vécues dans le secret de son âme, Crow approcha finalement Iris en infiltrant le musée où ce dernier travaillait. Il espérait tant qu'il pourrait l'aimer rien qu'un peu... Et rester à ses côtés dans le confort du secret de leur lien passé. Oublier son anormalité pour devenir un simple jeune homme amoureux. Amoureux éperdu de son propre Frère. Etrange comme l'Histoire prenait un malin plaisir à se répéter...

**

Crow ferma les yeux, le vent froid de janvier mordant ses joues, balançant toujours ses jambes dans le vide. Sa main, machinalement, se posa sur son ventre à peine renflé. Ce ventre qui était la cause de sa fuite. Alors, du fond du cœur... Crow pria pour qu'un jour Iris lui pardonne ses pêchés. Lui pardonne d'avoir fuit.

Comme le monde était sombre, séparé du seul qu'il n'ait jamais aimé, d'une passion bien plus coupable que celle vouée à son propre Pendant honni. Et sous la grisaille d'un ciel de nuit aux nuages opaques, les larmes se mêlaient à la bruine froide tandis que son cœur s'épanchait sans un seul bruit.

Iris, je ne t'ai jamais dit que je t'aimais...

**
Cinq mois plus tard.
Juillet 2007


Le premier Cri. Vagissement primaire de l'enfant qui nait. Petite chose toute fripée, rougeaude et finalement un peu larvaire. Pourtant, dans les yeux doubles du père qui halète péniblement sur la table d'accouchement, il y a tout l'émerveillement du monde.
Le soulagement de la délivrance fit retomber Crow en arrière alors qu'il tentait de respirer plus profondément, contrôlant son souffle pour mieux récupérer. La douleur incisive post-accouchement le cloue encore un peu, soumis aux mains des médecins, laissant l'infirmier laver son fils après avoir coupé le cordon ombilical. Un enfant avec une petite touffe de cheveux noirs sur la tête mais aux yeux déjà bleu-verts...
L'évanouissement le prit sans prévenir, fauchant sa conscience alors que son regard restait braqué sur le petit être né de ses entrailles. Son fils...
Cyanan...

Lorsque Crow revint à lui, il était dans une chambre aux tons pastels. La petite clinique privée de San Francisco était calme. A côté de lui, dans un petit lit hospitalier, le tout petit être en grenouillère blanche dormait à poings fermés. Alors, sans un mot, les larmes coulèrent brutalement sur le visage mince d'Adrien. Un flot impossible à endiguer de lourds sanglots qui mettaient à nu son âme en lambeaux.
Jamais cet enfant n'aurait dû naître. Il aurait voulu trouver le courage d'avorter tant qu'il aurait été temps. C'était ce qu'il voulait faire. Un enfant, né de son propre Frère... Un enfant Maudit comme eux tous et qui porterait un jour sur ses petites épaules le fardeau de la Lignée, de leur Vérité à tous.
Il aurait dû avoir ce courage là. Mais, alors que ses doigts s'égaraient sur son ventre à l'arrondi encore a peine marqué, alors que le souvenir d'Iris était si vivace, il n'en avait eut le courage. Iris...
Son amant, l'homme qu'il aimait, lui manquait par dessus tout. Il savait qu'il avait dû le peiner, le décevoir. Iris ne cessait de lui dire qu'il l'aimait, le tenant tendrement dans ses bras. Des bras qui étaient la plus douce des prisons... Pourquoi fallait-il qu'il soit amoureux en retour ? Pourquoi avait-il fallu qu'il tombe enceint ? Lui, le Bâtard, l'assassin... Lui qui était destiné à un Pendant qui l'avait détruit et tué sans le savoir. Un Pendant qu'il haïssait et aimait avec une force résignée. Il devait tenir bon. Son plan ne devait pas échouer.

Penché au dessus du lit de son fils, le jeune homme sentait son cœur se briser de trop d'amour pour cette petite chose si délicate au sommeil profond. Un rien aurait pu briser cette vie minuscule... Et pourtant un amour immense et infini naquit dans le cœur de Crow. Son enfant était tout ce qui lui restait d'Iris. Le début et la fin de toute chose.
Il était le Dernier Fils et porterait l'ignoble croix de leur Lignée maudite et souillée.

Adrien ne pourrait plus avoir d'enfant. L'accouchement s'était mal présenté, il n'était parvenu que trop tard à l'hôpital en parvenant à prendre un taxis.
C'était une bonne chose, songeait-il tout en contemplant l'enfant. C'était mieux pour lui, pour tous.
Cyanan serait pour toujours son unique trésor. Une merveille sans prix.
Alors, prenant son bébé dans ses bras, le jeune homme le serra contre son cœur, ses larmes redoublant alors qu'il murmurait pour eux seuls :
« Pardonne-moi un jour et puisses-tu ne pas me haïr lorsque tu comprendras ta Vérité... Car tu es Cyanan, Dernier Fils de Cheshire et enfant d'Iris... Mais avant tout, tu es mon fils. Et je t'aime. Je t'aime plus que les étoiles même. »

La voix rauque et cassée se tut. Cyanan, réveillé, se mit à pleurer. Comme pour s'horrifier de la décision de son père.
Cette horrible décision qui marquerait son destin...

**

Le vieil homme avait l'allure énergique du troisième âge dynamique, une poignée de main franche et un regard bleu ciel à la fois sévère et bienveillant. Une croix de métal tombait au bout d'un chapelet suspendu à son cou, reposant de manière ostentatoire sur la chemise noire.

« Soyez sûr que nous prendrons soin de cet enfant, mon Fils. »

Crow se détacha à ses mots de la fenêtre du bureau du Père Supérieur, quittant à regret la vision des enfants de tout âge qui jouaient dans la cour intérieure. Ceux-ci étaient déjà assez grands. Cyanan était dans le dortoir des tout-petits. Après tout il n'avait que deux mois... Des nourrices s'occupaient des plus jeunes et leur donnait un ersatz d'amour paternel.

« Je n'ai confiance en personne, mon Père. Pas même en Dieu car cela fait longtemps qu'il m'a abandonné. Mais... Je vous en prie, protégez Cyanan de votre mieux. »

Le Père eut un sourire compatissant qui tira les légères rides de son visage en lame de couteau.

« Vous êtes une brebis égarée. Cependant vous cherchez un refuge pour un enfant de Dieu et je m'emploierais à veiller sur lui comme sur mes autres orphelins. Ici tous sont sous l'égalité et le regard de Notre Père. »

Crow eut une moue douloureuse. D'un geste, le prêtre l'incita à s'assoir dans l'un des fauteuils devant le spacieux bureau en acajou. Le jeune homme hésita, puis s'assit, soupirant tristement, se frottant l'œil gauche, celui à la prunelle bleue et fixe, si troublante.

« Vous n'auriez pas du brandy ?... »

Le prêtre sourit et secoua la tête en signe de négation. Crow lui jeta un regard par en dessous, usé.

« Vous pouvez parler en toute liberté ici, mon Fils. »
« Ce que j'ai à dire est ma croix. Celle que je tente d'éviter à Cyanan... Mon Père, ne me prenez pas pour un illuminé lorsque je vous dis qu'il court un grave danger. Mon enfant pourrait être amené à intéresser un être que je ne veux pas voir approcher. Je ne crois pas en Diable ou en Dieu. Mais cet être... S'il s'approchait de Cyanan, il pourrait bien le détruire. Il est le Dernier de ma Lignée. Je m'emploierais à l'éloigner mais... Vous devez me jurer que si un autre que moi-même ou un homme nommé Iris Reilley tentaient de réclamer à parler à Cyanan, vous devrez mettre mon enfant en lieu sûr... Il se peut que je ne sois en vie pour le faire moi-même... Cyanan est pris dans des forces contraires qui vous dépasse... »

Le prêtre s'était assis lors de ce monologue, croisant ses mains sous son menton, observant le jeune homme avec sérieux. Celui qui se présentait comme s'appelant Adrien lui semblait agir comme un animal traqué. Les épaules affaissées légèrement vers l'avant trahissaient une bien lourde croix. La sincérité était une chose qu'il savait être souvent à même de reconnaître. Cet homme en noir, sortit de nulle part avec son nourrisson dans les bras avait une noblesse déchue. Une tristesse palpable irradiait de sa personne alors qu'il abandonnait son fils. Un tel acte aurait normalement été condamnable. Mais, après trente-deux ans à diriger l'orphelinat religieux du Couvent des Oiseaux, le Père Vernon ne s'offusquait plus aussi violemment que dans ses jeunes années. Il avait appris avec une sagesse certaine que certaines histoires n'étaient pas toutes bonne à entendre, ou même à énoncer. Que la vie recelait son lot de cruauté et de misère. Néanmoins les épreuves mises sur le chemin de bien des Hommes étaient bien souvent la marque de la main du Seigneur.
Cet homme de plus, ce père en perdition, fuyait quelque chose et mettait son bien le plus précieux sous l'œil de Dieu.

« Sans doute que cela me dépasse. Mais Dieu veillera sur votre enfant. Ici, il sera protégé, à l'instar des autres. Le secret ne lui sera pas dévoilé, uniquement si vous décidez un jour de reprendre la main que vous avez lâché... Je prierais pour ce jour, mon Fils. »
Dans un soupir, Crow se leva, las de ce babillage religieux qui lui pesait. Comment croire en un Dieu quand on sait la Vérité ? Adaniel, Lecifel. Dieu et le Diable. Mais surtout, Cheshire et Bélial, les Pendants Immortels qui avaient détruits sans le savoir leur vie à tous. Eux, les fils de Cheshire...

« Merci, mon Père. Mais il n'y a plus besoin de prières pour moi. Un requiem devrait suffire. »

**
Deux ans plus tard.
Novembre 2009

Cheshire se percha souplement sur l'un des toits de la ville. Lithium. Etrange ville encore inconnue de lui. Qu'y trouverait-il ? Quelle folie millénaire l'y précipitait ?

L'Originel inspira à plein poumon l'air frais de la ville. Le petit jour se levait à peine. Dans le ciel mauve et gris de ce moment hors du temps, les dernières étoiles pâlissaient. Le givre craquant recouvrait les voitures et les vitres de son linceul froid.

Serais-ce ici ? La fin de l'Histoire s'écrirait-elle dans ce théâtre à échelle humaine ?

C'était donc à son tour de raconter la Vérité avant qu'elle soit absorbée et dévorée dans le tourbillon des actes mortels, les erreurs de jugement et les paradoxes.

**

« Bélial. Mon Pendant d'Eternité. Mon Amour Immortel.
C'est tout ce que tu es pour moi et plus encore. Tu es le seul à encore pouvoir me retenir en ce monde défait, ce monde qui n'a plus rien à voir avec l'ancien. Lorsque Ciel et Enfer se battaient depuis des temps immémoriaux. C'est notre Génèse. Notre implacable vérité.
Sais-tu tendre amour, que je t'ai cherché ? J'ai abandonné un à un tous mes Fils pour te traquer sur toute cette Terre maudite. Criant ton nom de toute mon âme.
Nous ne sommes qu'un seul et même fruit, séparé en deux moitiés. Tu es mon Pendant. Plus que mon Pendant, tu es à la fois mon frère, mon amant et mon jumeau inversé.
Je te hais, tout autant que je t'aime. Je te hais de mes erreur et t'aime de tes folies.

Maintenant c'est mon tour, pour quelques instants encore. Ma scène au sein de cette grande Mascarade éternelle.

Et mes Enfants tant chéris s'éteindront comme autant d'étoiles. Je vais te retrouver. Je dois te retrouver avant d'être annihilé dans la Folie. Avant de tomber au fond du Terrier.
Sombrer là en bas, tout au fond, dans cette matrice noire et suintante, grouillante de mes vieux vers maudits.

Je ne peux m'éteindre sans t'avoir étreint. »

**

Cheshire savait quelle était sa responsabilité dans toute cette sombre histoire. Nul instant il n'avait espéré échapper un jour à l'éclatement de l'abcès suppurant de la vérité. Tout n'est pas toujours bon à dire.
Le vieux, très vieux Chat avait changé, de manière infinitésimale. Un minuscule grain de sable dans les rouages grinçants de la folie.
Lui, manipulateur éternel avait vu son fils favori, Adrien, sombrer dans le mal donné en héritage. Cette même démence que celle qui le hantait depuis toujours, brouillon imparfait des Anges de jadis.

Cet enfant, Cheshire l'aimait. Sincèrement. Il aimait Adrien car il était proche de lui. Qu'auprès du gamin, il avait eut l'impression, pour la première fois de sa trop longue vie, d'avoir enfin une famille. Un point d'attache. Et seul le besoin viscéral et millénaire de retrouver Bélial l'avait fait disparaître à l'époque, abandonnant Adrien à des tourments trop grands. Il avait alors payé cette erreur.
Pour la première fois, Cheshire réalisait qu'il était pourri.

Il n'avait pas encore de don d'ubiquité. Il s'en voulait, oui. Il s'en voulait de son erreur d'égoïste, de vieux Chat Fou.
Celle de laisser l'adolescent vulnérable seul face à des démons trop noirs. Celle d'avoir laisser les choses dégénérer à ce point là dans sa Lignée. Tout aurait dû se finir avec Amiel et lui.

Il n'était revenu qu'au tout dernier instant auprès d'Adrien, avertit par un instinct terrible. Le feu ravageait le petit appartement qu'il payait pour son pupille. Il avait bravé les flammes, fonçant dans le brasier en formation, déchaînant ses pouvoirs millénaires, arrachant son Fils à cette mort qu'il refusait.
Et pourtant, en prenant la silhouette ravagée, à l'époque si chétive, entre ses bras maigres, il n'avait pu s'empêcher de pleurer. De pleurer sincèrement pour une fois, des larmes pures comme la rosée du Premier Matin du monde.
Adrien ne serait plus jamais vraiment vivant, il le savait au plus profond de son cœur Originel. Et pourtant, il le sauva. Malgré la gravité des blessures, il parvint à envoyer son protégé dans un hôpital privé et acheta le silence des médecins à prix d'or. Il savait au fond de lui que son héritier ne lui pardonnerait jamais de l'avoir forcé à vivre.

Adrien crût la Mémoire perdue à jamais. Il crût bien des choses et se douta d'autres. Mais cette Mémoire créée par ses enfants, ce fut Cheshire qui la récupéra.
Retrouvant dans les pages manuscrites les traces des lointains évènements. L'écriture de ses Premiers Fils, et celle d'Amiel, l'Amour Illégitime.
Tout ce qu'il avait détruit en voulant préserver. Tout ce qu'il avait gâté en voulant sublimer.
Dans un pic de conscience rationnelle, Cheshire songea qu'il devrait achever ses deux derniers descendants. Iris et Adrien, brûler la Mémoire et se détruire ensuite. Mais cette étincelle fut bien vite engloutie sous la Folie. Et peut-être aussi sous l'amour porté. Car ils étaient ses enfants. Car il ne voulait mourir auprès d'un autre que son Pendant Immortel.

Les années filent vite lorsqu'on est un Originel. Le Temps, obsédant Tic-Tac qui refusait de se stopper, filait à toute allure, égrainant les mois comme des secondes. Et les instants sans Bélial, sans ses Fils étaient poisseux de solitude.

Cheshire garda toujours un œil sur Adrien, bien que celui-ci n'en eut conscience. Il vit se produire une nouvelle fois l'inceste de sa lignée sans l'empêcher. Il vit Iris et Adrien s'aimer, se brûler d'un sentiment qu'ils savaient interdit. Le monde extérieur n'était pas la noire abbaye éloignée de tout. Ils jouaient une drôle de mascarade. Et lui, Père Eternel, cria le nom de son aimé dans chaque coin du monde.
Mais le monde n'a pas de coin puisque la Terre est ronde.

Il vit le ventre de son protéger s'arrondir. Il observa la naissance de son nouveau Fils. Cyanan. Peut-être le dernier. Enfin.
Cet enfant serait-il leur rédemption à tous ?

Cheshire erra, fantôme de l'ancien Temps, mais resta longtemps dans les parages de Lithium, veillant sur Adrien à l'insu de ce dernier. Il le vit élaborer son plan, montant lentement l'édifice qui serait son propre échafaud. Et la tristesse le submergea de se douter de la réalité, de la vérité si laide.

Peu après l'arrivée de Crow à Lithium, Cheshire entra en toute confiance dans la planque de son héritier. Qu'espérait-il vraiment de cette entrevue ? Qui aurait pu le dire.

La dispute monta bien vite entre les deux anciens comparses. Adrien souffrit de revoir ce père qui l'avait abandonné jadis, comme il avait abandonné la lignée.
Finalement, de cette dispute ne ressortit qu'une unique promesse...


Un an plus tard, le vieux Chat rencontra un vieux tigre et l'homme devint une sorte d'ami. Son unique confident occasionnel. Cheshire cacha chez Lanaru Minouska le manuscrit si précieux de la Mémoire disparue. L'homme devrait finalement l'aider dans son plan et il l'aida en retour en brisant le lien angélique, ignominie jamais réalisée qu'il accomplit pour mieux condamner l'homme suivant sa volonté. Ainsi Cheshire perdit-il un homme qu'il appréciait, un étrange ami qui n'avait été qu'un fantôme de plus.

Un souvenir évaporé, s'effilochant au vent.

Bélial fut finalement retrouvé. Des milliers d'années de manque et de recherches touchaient à leur fin.
Tout ce que la Lignée n'avait pu expliquer était de son fait. Les hasards et coïncidences étaient ses manigances. Il avait trop joué, trop brûlé de vie. Il en payait le prix.

L'abcès de la Vérité allait finalement éclater.

**
Deux ans plus tard.
13 mai 2011


Les premiers remous. La première ombre. La première pierre jetée dans la mare. Le premier meurtre qui défraya la chronique de Lithium. The Crow fut finalement là, dans toute sa puissance, dans toute sa morgue, dans tout son mystère.
La peur et les corbeaux furent ses alliés.

On pensa et dit de lui de nombreuses choses. Mais qui approcha seulement d'un doigt de la Vérité ?
Peut-être fut-ce cet enfant, Nightingale. Noir Rossignol qui devint son aile. Celui qui lui faisait trop penser à son précieux Cyanan. Son Fils.

Finalement, la Vérité fut là.

The Crow, après des années de préparation, après des années de secrets et de manigances, vit finalement aboutir son plan. Ce plan terrible d'injustice et de noirceur.
Et avant de rendre un dernier soupir, achevé de la main cruelle de la justice à laquelle il se donnait en pâture, il ne laissa qu'une lettre. Une lettre et un énorme manuscrit donnés à celui qui fut ses ailes.

« A toi, le détenteur de ma mémoire. Petit rossignol chantant dans le noir. »

« La Vérité est nue et laide.
La Vérité est que je n'ai pas eut le choix d'aimer. Que celui qui me lie de noires chaînes sans même le savoir, ce Pendant maudit que le destin m'a fait croiser a scellé mon avenir d'un regard et d'un mot.
Renald Cruser. Mon Pendant. Mon Unique. Celui qui fut la lame au nom de laquelle je frappais.
Tout ceci fut pour lui. Pour lui seul. Pour attirer à moi l'attention de celui que j'aime sans en avoir le choix. Je n'avais aucun autre moyen qu'il me regarde. Aucun autre moyen qu'il ne s'intéresse jamais à moi.
Je l'ai aimé plus que tout, vendant mon âme pour un peu de son air. Vendant ma raison pour un peu de son ombre.

J'ai appris. J'ai appris ses désirs et ses faiblesses inavouables. J'ai observé, caché, longtemps. Hurlé de jalousie de l'entendre un jour pleurer pour un autre, une fois, une seule. Je suis mort de sa cruauté sans jamais pouvoir m'empêcher de l'aimer sans pouvoir le révéler. Sans avoir de moyen sauf ce plan terrible né de ma mort.
Lui faire croire aux Anges. Lui donner la preuve de mon existence, de notre lien. Et ce cœur de pierre m'aurait-il seulement voulu comme trophée sans que je l'attire par sa perversion, par ma cruauté ?
Renald... Ce n'était que pour exister un instant dans ses yeux monstrueux. Juste une seconde éternelle... Je lui ait appartenu. J'étais dans son regard, seul et unique, sur cette chaise où l'on allait m'achever.
Je mourrais finalement, expiant mon pêché dans sa jouissance silencieuse. Celui de l'avoir aimé. 

J'ai passé neuf années séparé de ma moitié d'âme, de celui que je maudissais et aimais sans en avoir le choix, sans avoir le droit d'y changer quoi que ce soit.
Il m'a jadis repoussé d'un mot cruel, sans voir que je souhaitais mieux que cela venant de lui.
Alors j'ai élaboré tout cela pour qu'il s'intéresse à moi, lui qui n'aimait rien de plus que les tueurs en série...

Le manuscrit que Cheshire va te donner, mon jeune Rossignol, peut-être devrais-tu le brûler avant qu'il ne soit trop tard. Je n'en ait pas le courage, tout comme ceux avant moi. Les horreurs qu'il renferment ne doivent pas t'éclabousser.»



« Cheshire est finalement revenu un jour et nous nous sommes disputés. J'ai hurlé, je crois, des années de rancœurs enfermées. Libéré dans ma tête une boîte de Pandore. Lui qui fut notre Père à tous et mon Mentor, je l'ai repoussé, renié de toutes mes forces.
Cheshire m'asséna la vérité. Celle que j'étais le petit-fils de Ciel. L'on m'avait détesté d'être un étranger dans mon enfance, de ne pas être aussi « Pur » qu'eux tous. La vérité ignoble était que j'étais aussi incestueux que tous les autres. La réalité était si amère et ironique. Notre lignée dégénérée m'apparut dans toute sa monstruosité. Et pourtant... Pourtant, même si je ne perdais de vue mon objectif d'exister une unique fois pour Renald, mon Pendant honni, je ne pouvais m'empêcher d'aimer Iris. Déchiré entre neuf ans loin de mon pendant et cinq années loin de mon Frère que j'aimais trop, de notre enfant, je devais mener à bien mon plan, où tout aurait été inutile. Où je perdrais la seule folle consolation à mes épreuves : un instant dans les yeux de mon aimé.

Je reniais Cheshire, ce jour-là. Le repoussant de toutes mes forces et lui crachant toute l'ignominie de sa lâcheté. Son regard triste, résigné. Son petit sourire sans joie. Comme s'il savait déjà tout cela... Comme s'il se détestait plus encore que je pouvais le détester de m'avoir abandonné... Cela ne pourrait rien changer au passé. A ce moment où j'avais eu si désespérément besoin de lui et où il avait disparut.

Tu détiens désormais toute l'ignominie de notre histoire entre tes mains. Brûle cette histoire, ou bien conserve la, elle ne vaut pas grand chose et contient trop de mensonges et de souillures pour être bénéfique. Elle est un peu comme nous tous, les Fils de Cheshire : contre nature.

Je t'aime, petit Rossignol, comme j'aime mon fils et au même titre.
Tu es mon héritier.
Ne sombre pas dans la Folie.
Et sois heureux, sois heureux de toutes tes forces.

Sois heureux pour moi qui n'ait pas eut le droit de l'être. »
Revenir en haut Aller en bas
https://themes-de-liv.forumactif.org
Contenu sponsorisé
Histoire Crow Empty
Message Histoire Crow I_icon_minitime

Revenir en haut Aller en bas

Histoire Crow

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut
Page 1 sur 1

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
 :: Los Angeles :: Lunes Egarées-